Ce matin-là, lorsque j'ai ouvert les yeux, je fus prise de l'étrange impression d'être… morte ? Je ne saurais comment expliquer celà. C'est une chose que l'on doit ressentir pour comprendre, ne serait-ce qu'une seule fois dans sa vie. Le monde me semblait terne, monochrome. Un monde en bleu, sans contraste, sans relief. Les parfums, les textures, les goûts, plus rien ne semblait exister…C'était comme si je devais me contenter d'observer cette existence qui était devenue la mienne et non plus simplement la vivre.

J'étais devenue spectatrice de ma propre vie.

Comment tout cela a commencé ? Je passerai les détails de mon enfance, seuls les psy s'y intéressent. Je ne ferai qu'effleurer l'alcoolisme de mes parents, la violence de mon père, l'indifférence de ma mère et la misère dans laquelle j'ai évolué jusqu'à notre rencontre.

J'avais dix-sept ans, lui en avait vingt-cinq. C'était un homme et moi une enfant qui, malgré tout, croyait au prince charmant. Il m'a sauvé, à cette époque. Il m'a sauvé en m'arrachant à ce foyer toxique et en m'en offrant un nouveau. En ce temps-là, il me traitait en princesse. Je croulais sous l'amour, la tendresse et les cadeaux. Je n'avais besoin de rien d'autre que lui… seulement lui. Nous nous suffisions si bien à nous-même que j'ai naturellement cessé de voir mes amis. J'ai quitté le lycée pour m'occuper de lui, après tout, je lui devais bien cela. Il m'hébergeait sans même demander de contrepartie… Et, petit à petit, je me suis perdue, juste pour lui.

Austin est né quelque temps après. Ce fut très rapide. Il voulait un enfant alors je lui en ai donné un. Je ne me doutais pas que ce petit bonhomme puisse éveiller tant de choses chez moi. Un amour, si fort… Un tel désir de protection… Une telle peur aussi. Je passais tout mon temps auprès de lui. Ce petit ange minuscule aux grands yeux curieux… Mais lui… Il ne l'a pas supporté.

D'abord les reproches. L'appartement n'était plus assez propre. Le linge s'entassait trop longtemps dans la panière. La nourriture n'était plus assez bonne.
Ensuite, les critiques plus personnelles. J'étais devenue trop grosse…puis trop maigre. Mon visage n'était plus aussi beau, mes seins plus assez fermes, mes cheveux beaucoup trop ternes. J'avais de la chance qu'il continue de m'aimer malgré tout…

Puis vinrent les cris… les hurlements, les coups. Je me retrouvais au milieu de l'enfer, seule avec mon petit garçon que je devais protéger avant tout. Je voulais le quitter, dès la première gifle… Mais je ne savais pas où aller. Je n'avais rien, pas même quelques X… Il contrôlait ma vie depuis tant de temps que je n'avais plus rien à moi… Plus d'amis, plus de famille, plus d'avenir. Il ne me restait qu'Austin… Juste lui.

Quand il eut trois ans, j'ai dû l'inscrire en maternelle. Ce furent trois années particulièrement difficiles, autant pour lui que pour moi. Austin fait du mutisme sélectif, ce qui signifie qu'il sélectionne avec grande attention les personnes avec lesquelles il entre en communication. Avec ses maîtresses, il ne parlait pas du tout. Il supportait très mal la présence d'un homme autour de lui et avait tendance à s'isoler dans son coin durant les récréations. Nous avons été maintes fois convoqués et lui… Il s'en sortait si bien pour manipuler les enseignants que personne n'a su interpréter les appels à l'aide de mon fils… Personne.

Et ce jour en bleu…c'est celui de rentrée, celle tant redoutée du cours préparatoire. Il s'agissait d'une toute nouvelle école, fraîchement construite.

– Ça sent encore la peinture maman ! S'était-il écrié devant l'école, juste avant que le portail ne s'ouvre…

Après cela, il resta silencieux.

Je pus le conduire jusque dans sa classe. Je saluais son processeur, un homme, et lui expliquais la timidité d'Austin. Je parlais de son mutisme sélectif et de ses difficultés à se faire des amis. J'espérais que cette année soit bien meilleure que les précédentes. Après cela, j'embrassais mon fils et retournais chez moi…

Qui dit changement de pays, dit nouvelle ville et nouveaux voisins, Basil cherchait encore à se faire aux coutumes d'un pays qu'il ne connaissait principalement que par les films les plus clichés possible, ce qui rendait l'acclimatation plus facile était sa facilité avec le français, qu'il pratiquait depuis petit, son accent subsistait toutefois et menait à des jolies boulettes — de sa part ou de celle de parfaits d'inconnu·es. Toutefois, s'habituer à un nouvel endroit n'était pas un problème pour le jeune homme, il s'agissait de son énième déménagement, son troisième pays, le dernier ayant été francophone, il n'avait pas eu trop de soucis à trouver un travail dans l'éducation, dans le primaire qui plus est, une nouvelle facilité pour lui.

Sa rentrée, Basil la préparait depuis des mois déjà, dans cette école aussi nouvelle pour lui que pour les élèves, le cadre différent pour tout un chacun, s'y faire ne serait probablement pas une énorme difficulté pour la plupart des enfants, mais il prévoyait d'avance pour celleux qui n'aimait pas le changement de cadre ; des petits jeux, des histoires que sa mère lui racontait enfant, des récits héroïques également, sa feuille de « triche » s'était remplie en un clin d’œil. Lui-même se souvenait devoir changer d'école pour un déménagement ou simplement à cause d'une fermeture pour diverses raisons, si lui le supportait sans rechigner, sa petite sœur, elle, en pleurait pendant des jours, c'est comme cela que l'enfant qu'il était à l'époque s'était découvert une passion pour aider les plus jeunes que lui à se sentir bien, ce qui le mena à l'aider à apprendre à lire, écrire, l'algèbre — seul point sur lequel elle le battrait haut la main dans les années qui suivirent —, la musique, l'histoire, et encore bien d'autres sujets.

Matinal, en cette journée de rentrée scolaire, le professeur décida de ne pas aller courir, à la place il vérifia que tout était bien en place, que ses affaires étaient intactes, complètes et que rien ne les avait perturbé dans la nuit — sans dire qu'il croyait aux fantômes, il n'avait pas preuve de leur inexistence toutefois. Un thermos de café à la main, il prit alors la direction, accompagné de son vieux vélo, de l'établissement qu'il commençait à connaître, avec quelques collègues dont certain·es semblaient déjà sur le pied de guerre, comme s'il fallait apparaître aussi autoritaire pour gérer une classe de vingt-cinq élèves. Basil se retint de leur soupirer sous le nez, il s'agissait de ses aîné·es après tout, il ne pouvait pas se montrer irrespectueux envers elleux ; un jour il se permettrait de vocaliser le fond de sa pensée, pour le moment se contenter de bien travailler, mettre à l'aise les enfants, seraient les deux objectifs.

Une fois dans sa classe, Basil l'organisa comme il le désirait, le grand U ne lui disait rien, il préféra des rangées de trois tables en large, cinq en long, plus facile pour organiser des petits groupes si besoin pour plus tard, l'autre professeure pourrait l'arranger comme elle le désirait lors de ses propres jours, pour la première journée il préférait la répartition ainsi.

L'heure tourna rapidement, un peu trop, puisque Basil oublia son café et les élèves arrivaient accompagné·es des parents, une nouvelle école, des ancien·nes professeur·es comme des nouvelleaux, dont il faisait parti, l'enseignant espérait fortement donner bonne impression, après tout, il s'occuperait des enfants huit par jours, trois fois par semaine. A la porte de sa classe, il salua les parents, écouta attentivement certain·es qui confiaient des problèmes de leurs enfants, comme cette jeune femme qui lui expliqua pour le mutisme sélectif de son fils, à qui il offrit un sourire et un petit secret : sa sœur était comme lui, ne parlait qu'à très peu de personne — en revanche, la langue des signes françaises ne faisait pas partie de son registre de langue apprises.

Lorsque tous les élèves eurent pris place, que les parents quittèrent l'établissement, la présentation commença, suivie des questions, pour une première heure, Basil l'autorisait sans aucun soucis, lui devait apprendre à les connaître mais l'inverse restait tout aussi vraie.

« Bien le bonjour les enfants, je me présente, je m'appelle Basil Adnan, vous avez le droit de m'appeler monsieur Basil, ou juste Basil. Pendant trois jours sur quatre, je serais votre professeur, et le quatrième jour, ce sera une autre professeure, que vous rencontrerez jeudi. » Capter l'attention d'une bande de gamin sortant de vacance n'était pas la chose la plus facile, mais il n'allait pas s'avouer vaincu. « Pour cette heure, on va commencer par parler de nous, se présenter, raconter nos vacances, et comme je ne vous connais pas, c'est vous qui commencerez, et après je vous laisserez me poser toutes les questions que vous voulez, d'accord ? »

En apprendre sur son enseignant était toujours quelque chose que désirait les élèves, ainsi Basil savait parfaitement que pour l'heure qui allait suivre, les enfants seraient plus ou moins sage, surtout qu'il leur avait proposé la deuxième chose qu'iels aiment : parler d'elleux et des grandes vacances, des voyages, du camping, de la mer ou la montagne, de la piscine et des promenades, de l'apprentissage du vélo ou des rollers, leurs visages s'illuminaient de joie et l'adulte ne pouvait qu'en sourire tendrement.

La matinée passa à une allure impressionnante, si bien que Basil n'eut pas vraiment le temps de parler du programme entier — les questions sur sa vie avaient durée une heure et demi, il ne le regrettait pas vraiment, seulement il se demandait si cela avait été une bonne idée, certes il n'en avait pas trop dit, mais personne n'avait besoin de savoir qu'il ne savait toujours pas faire ses lacets, à l'âge de vingt-neuf ans. Alors qu'un des enfants essayait de lui expliquer comment rentrer le serpent dans la grotte, l'enseignant s'occupait de rendre les enfants à leurs parents pour le repas du midi, du moins celleux qui rentraient et n'allaient pas à la cantine, parlant légèrement avec elleux, mais moins que s'il s'agissait de la sortie du soir, le temps était encore compté.

Cette première matinée, je l'ai passé à nettoyer l'appartement de fond en comble… Comme tous les jours, certes, mais cette fois chacun de mes gestes avait été guidé par l'inquiétude me rongeait. Je ne sais que penser de cet instituteur… Lorsque je lui ai parlé du mutisme de mon fils, il s'est empressé de faire le rapprochement avec sa sœur… avant de me parler du langage des signes. Je ne pense pas qu'il soit vraiment capable de cerner le fond du problème… Après tout, il ne s'agit pas d'un caprice d'enfant et encore moins d'une vulgaire timidité… En fait, je suis tout bonnement incapable de savoir ce qui serait le mieux pour Austin. Que son trouble soit compris ou seulement accepté.

À midi, je me tiens sagement devant l'école, les bras croisés dans mon petit gilet à manche longue, servant à cacher mes bleus sous trente degrés. J'observe les autres mamans. Elles bavardent joyeusement entre elles, se racontant comment elles ont pu employer leur temps libre grâce à l'école. À peine le portail est-il ouvert, qu'Austin se jette dans mes bras.

– Coucou toi. Tu as passé une bonne matinée ?

L'une des maîtresses se tient au portail, alors Austin reste fermé. Il se contente de hausser les épaules avant de me prendre la main. Je le conduis à la maison où il peut tranquillement prendre son repas. Il me parle de l'école et de son professeur.

– Il nous a demandé de nous présenter et de parler de nos vacances…
– Et donc, as-tu pu parler de toi ?
Il secoue la tête… Non.
– Les autres ont dit qu'ils étaient allés chez leurs grands-parents, ou qu'ils sont partis en vacances… Y'en a qui sont carrément allés à l'étranger…
– Je vois…

Que pouvait-il dire après tout ? "Je suis resté chez moi, dans ma chambre à regarder des bandes dessinées pendant que papa criait sur maman ?" Non, évidemment…

Le repas terminé, je le conduis au parc. Celui qui se trouve juste à côté de l'école. À cette heure, nous sommes seuls. Mais Austin est heureux de pouvoir s'amuser avant de retourner en classe… Je joue avec lui, bien-sûr. C'est un moment tellement plaisant… Courir, rire, s'amuser, juste lui et moi.

Quand l'heure arrive, je le ramène à l'école. Je vois bien qu'il n'a pas vraiment envie d'y aller…
– Essaie de parler avec les autres enfants… Ou alors, tu peux seulement jouer avec eux, pas besoin de parler pour s'amuser …

Et de nouveau, il secoue la tête avant de rentrer dans l'école pour mieux s'isoler sous le préau. J'ai le cœur brisé. Ce petit bonhomme est tellement drôle et intelligent … Si seulement il pouvait leur donner une chance de s'en rendre compte….