La foule autour, et cette tenue pour éviter de trop attirer l’attention. Casquette bleue à l’effigie des Yankees, lunettes de soleil masquant une bonne partie du visage.
Ce ne sont pas les Etats-Unis, mais la venue sur les terres européennes pourrait attirer les regards curieux, les fans assidus qui s’agglutinent entre les rues de Munich avant le show de ce soir.
Clyde jette un regard par-dessus son épaule, observe les bâtiments qui entourent la Marienplatz. Il est déjà venu, il y a longtemps. Deux ans, peut-être trois. Assez de temps pour effacer de la mémoire les souvenirs précis de l’architecture.
Un pas vers l’avant, un autre pour rattraper la silhouette d’Aspen qui se fondrait presque au milieu des autres touristes. La perdre dans cette foule, c’est signer son arrêt de mort de la main de son père. Alors il finit par revenir à sa hauteur, les deux mains enfoncées dans les poches de son pantalon ample. Peut-être pour éviter de la toucher. Peut-être pour ne pas laisser les gestes parler à la place de l’esprit. Parce qu’il comprend pas, parce qu’il a beau se retourner le crâne dans tous les sens mais qu’il n’y en a pas au final, de sens.
Comment un matin, tout change ?
D’une présence distrayante, Aspen s’écarte. Se dessine sous des lignes nouvelles qu’il est incapable de ne pas observer, un peu trop longtemps. Des yeux clairs dissimulés derrière les lunettes de soleil qui font ce que les mains voient interdit.
Clyde inspire. Serre légèrement la mâchoire. Expire. Elle est jolie, qu’il s’est dit un soir. Elle est tellement plus, depuis.
“Londres il y a deux jours, Paris hier,” il s’arrête à sa hauteur, baisse la tête pour mieux la regarder. “Munich aujourd’hui. Milan demain.”
Et y’a ce sourire qui vient se nicher sur ses lèvres, trahit comme la voix l’impatience d’y être. L’envie d’y rester plus longtemps qu’il ne le peut, aussi. Qui sait, peut-être qu’il y passera sa retraite, quand il ne pourra plus monter dans le ring, ni entendre les chants des spectateurs. Avec elle.
L’inspiration, encore. Comme si l’air était capable de chasser les pensées intrusives de plus en plus nombreuses.
“T’as vraiment choisi le bon moment pour ton immersion.” Un léger coup de coude contre le sien, assez pour provoquer le sursaut dans la poitrine. “T’es trop maline pour pas avoir calqué ça sur la tournée européenne.”

Les photos s’enchaînent et les vidéos suivent le pas. Aspen documente son séjour de cette manière et ne se prive pas d’en faire part à son entourage qui reçoit quotidiennement des messages et autres commentaires sur les habitudes (parfois étranges) des Européens.
Son impression de vivre un rêve grandit au fil des jours, le cerveau encore incapable de croire en cette réalité qui l’a conduite en Europe, sur ces terres dont elle rêvait depuis toute gamine. Les architectures différentes, ces coutumes qui diffèrent d’un pays à l’autre, les attitudes qui reflètent une mentalité différente de celle des nord américains.
Aspen s’abreuve de cette expérience, aimerait que les journées se rallongent parce que tout passe vite, trop vite. Les visites d’abord, le travail ensuite ; le temps lui échappe.
Elle envoie une énième photo à son meilleur ami et coule un regard vers l’arrière en rangeant son téléphone. Clyde n’est pas loin.
Clyde.
Rien qu’à cette pensée, son cœur s’emballe et pulse jusque dans ses tempes. Cette proximité nouvelle avec lui est sans aucun doute ce qu’Aspen préfère durant cette immersion. Il est toujours là, non loin d’elle et elle est au premier rang lorsqu’il combat sur le ring.
Spectatrice convaincue, fan absolue, amoureuse éperdue.
Elle ralentit le pas, dissimule les sentiments derrière un sourire alors qu’il revient à sa hauteur.
Londres il y a deux jours, Paris hier, Munich aujourd’hui. Milan demain. Aspen l’observe et penche la tête, en attente de la suite de son observation quant à ces villes énumérées. Des villes qu’elle a aimé. Londres a été sa favorite jusque-là. Paris, elle pensait en être amoureuse comme la majorité des gens, mais la magie n’a pas opérée.
T’as vraiment choisi le bon moment pour ton immersion. — Oh, souffle la jeune femme en esquissant un sourire en réponse à ce coup de coude qui provoque mille et un frissons sur sa peau. T’es trop maline pour pas avoir calqué ça sur la tournée européenne. — Tu penses que j’ai fait exprès ? Demande-t-elle le plus innocemment possible.
En réalité, elle n’a pas vraiment calculé le fait d’être présente durant la tournée Européenne, mais ces dates ont été proposées lors de son entretien (au milieu d’autres) et Aspen a sauté sur l’occasion qui était trop belle. — Je me suis dit qu’il serait dommage de ne pas allier travail et plaisir, ajoute la demoiselle dans un rire. D’autant que j’ai un très bon guide avec moi, je gagne sur tous les points, admet-elle en coulant un regard vers Clyde. — Ça reste notre secret ?

Les mains sortent de ses poches, y retournent la seconde suivante. Parce qu’il ne sait pas quoi en faire, parce qu’il a l’impression de ne pas vraiment être foutu de les contrôler. Chaque mouvement qu’elle fait, chaque passage d’une autre personne lui donne envie de venir glisser sa paume au creux du dos d’Aspen. Ce genre de geste si naturel qui ne voudrait rien dire, en temps normal. Qui n’a jamais rien dit, pendant des années.
Mais ça change. Comme ça, sans prévenir. Ça change, et lui aussi. Ses yeux, les regards cachés derrière les lunettes de soleil. Les battements hasardeux du cœur et les sensations souveraines dans la poitrine. Capharnaüm d’émotions qu’il ne sait que trop bien interpréter, Clyde. Qu’il ne comprend que trop et qu’il craint, sans être foutu de s’éloigner de l’œil de la tempête.
Aspen se meut près de lui, et Clyde subit. Les sourires comme des armes sans qu’elle le sache. De la façon dont ses cheveux effleurent sa nuque à la tonalité de sa voix.
Et t’es foutu, Clyde. Complètement foutu sans un seul retour arrière possible. Tu le sais. C’est tombé comme ça, et tu t’en relèveras pas. T’auras beau tout essayer, t’auras beau tenter de les enterrer, mais tes émotions l’emportent toujours.
Il l’écoute parler, tourne la tête vers une statue pour mieux éviter de la regarder. Mais le sourire qui se dessine sur ses lèvres trahit le chaos qui s’installe dans sa tête. Et à ses seuls espoirs qu’elle n’y voit qu’un simple rictus.
“Si tu veux que j’fasse le tour operator, on risque de se perdre plus rapidement que tu penses.” Puis l’attention retombe sur Aspen, encore. L’index qui repousse un peu plus les lunettes de soleil, dernier bouclier des faux-semblants.
“J’suis une tombe,” qu’il dit d’un ton joueur, la silhouette qui contourne celle d’Aspen. Les quelques centimètres pour les séparer suffisent à électrifier le derme.
Alors Clyde creuse un peu plus l’écart.
Quelques mètres plus loin, un groupe d’adolescents ne cesse de regarder en leur direction. Langage corporel qu’il reconnaît entre mille. Son mode incognito ne fonctionne pas quand on y prête un peu trop attention. Clyde penche légèrement la tête sur le côté, fronce les sourcils en les regardant. Il n’est pas forcé de tenir le kayfabe dans une situation de ce genre, et pourtant, il s’y glisse. Parce que la bande de gosses a l’air d’être en accord avec la gimmick, de comprendre l’acting et de s’amuser, eux aussi. Clyde sort une main de sa poche, l’abaisse dans un geste de dédain. Ça les fait marrer. C’est assez pour lui faire sa journée. Presque autant que la présence d’Aspen.
Et encore, il finit toujours par se tourner vers elle. Le geste qu’il n’est pas foutu de retenir, cette fois : son bras vient se glisser autour des épaules d’Aspen, dans une aisance soudaine. Le cœur flanche, mais pas la voix.
“T’as pas la dalle ? J’ai la dalle. Faut que tu goûtes une currywurst. Oh, ou des boulettes de Thuringe.”

Si tu veux que j’fasse le tour operator, on risque de se perdre plus rapidement que tu penses. Un rire s’échappe et elle secoue la tête en roulant les yeux, dissimulés derrière les lunettes de soleil.
Aspen ne craint pas de se perdre – encore moins lorsqu’elle est en compagnie de Clyde  - parce que c’est quelque chose qui lui arrive régulièrement lorsqu’elle quitte ses terres New-Yorkaises. Combien de fois s’est-elle perdue lors de vacances avec son père ? Ou même seule ? Elle bénie régulièrement le fait d’être née à cette époque, à l’ère des GPS et de cette technologie qui lui sauve la mise tous les jours et qui rend sa vie bien plus facile.
Trente ans plus tôt et elle aurait été perdue à jamais.
Elle retient son commentaire, ça ne me dérangerait pas de me perdre avec toi, le laisse disparaître dans ses pensées les plus secrètes le concernant.
Si seulement elle pouvait lui dire, mettre des mots sur ces sentiments qui dévorent chaque parcelle de son cœur dès qu’il est dans les parages ou dès qu’elle le voit apparaitre sur l’écran de sa télévision. Elle aussi est une tombe, même si cela lui pèse de plus en plus de se taire.
Mais il n’est pas question que cette relation soit gâchée à cause d’une telle révélation. Cela entraînerait trop de complications et Aspen n’est pas prête à assumer les conséquences de cet aveu.
À la place, elle observe le manège qui se joue entre Clyde et quelques fans un peu plus loin.
Un sourire étire ses lèvres, s’amuse de la situation. Son cœur gonfle un peu plus de cet amour lorsqu’elle le voit interagir ainsi avec ses fans. Qu’importe le gimmick, il prend toujours le temps, même en restant dans son rôle, même en étant le méchant de service.
Certains prennent cela trop à cœur, s’imaginent que c’est réel et le pourrissent sur les réseaux ou dans la rue. Des attitudes stupides. Ils passent à côté d’un moment unique à cause de quelques idioties.
Aspen le laisse faire, ne s’impose pas dans cet échange silencieux, se tourne vers Clyde seulement lorsqu’il termine et revient à elle.
Et son bras qui se glisse autour de ses épaules.
Et son cœur à elle qui rate plusieurs battements et s’emballe comme un fou.
Cette proximité soudaine, sa peau qui touche la sienne ; son corps qui rejoint le sien. Bordel, Aspen, respire. Parce qu’elle ne le fait plus, se retrouve presque en asphyxie et reprend une goulée d’air frais.
T’as pas la dalle ? J’ai la dalle. Faut que tu goûtes une currywurst. Oh, ou des boulettes de Thuringe. - Oui, murmure-t-elle à peine.
Sa peau se couvre de frissons et il lui faut quelques secondes supplémentaires pour reprendre ses esprits. – Je veux dire, oui, j’ai faim. Faisons ça. Je te fais confiance. Les noms des plats ne lui inspirent absolument rien et elle serait bien incapable de les répéter.
Certainement parce qu’elle n’a pas trop écouté.
Et parce que cette proximité commence à lui faire perdre le nord. Grisée par cette sensation, Aspen n’écoute que ses envies et passe son bras autour de la taille de Clyde pour l’entraîner loin de la foule.
Et parce que son cœur risque d’exploser à tout moment.

Naturel éreintant, effrayant. D’un regard à un sourire. D’un rire à un geste. Et chaque battement du cœur plus chaotique que le précédent pour accentuer la tourmente qui ronge à l’intérieur du crâne, de la poitrine.
La main pendante de l’autre côté du corps se cache dans une poche pour mieux se serrer. Et se serrer encore, encore, encore quand Aspen répond au geste. Qu’elle s’immisce, toujours un peu plus. De ce bras glissé autour de sa taille, à cette voix qui enivre. Basse, au départ, au point qu’il peine à l’entendre. Puis plus forte, un peu comme l’étreinte du bras de Clyde autour de ses épaules. Foutu, foutu, complètement foutu.
La gorge raclée, comme un moyen de chasser tout le reste.
“Je t’invite,” qu’il balance entre deux légères bourrasques de vent. “M’en tiens juste pas rigueur si le restaurant est pas dingue, j’connais rien ici.”
Et si simplement, il se meut avec elle. Comme s’ils le faisaient depuis des années. Facilité déconcertante. Ils se glissent au milieu de la foule éparpillée un peu partout, mélange de touristes et d’habitants, s’avancent dans des ruelles moins fréquentées. Technique pour éviter les restaurants pièges à voyageurs.
Machinalement, y’a ses doigts qui bougent, glissent contre l’épaule d’Aspen. Il ne réalise que trop tard, Clyde. Se tend presque au soudain éclair de clarté qui traverse son crâne — il n’a pas à faire ça, il ne doit pas faire ça. Mâchoire serrée. La main libre, aussi, toujours planquée dans la poche.
Pourtant, le bras ne quitte pas l’épaule, et la silhouette ne se décolle finalement de la sienne que quand il l’entraîne à l’intérieur d’un petit restaurant. Allemand bancal pour saluer, et ils sont guidés vers une table dans un coin du restaurant, contre une fenêtre ouverte sur la ruelle. Clyde tire la chaise d’Aspen.
“Fraulein,” qu’il balance d’un sourire en la laissant s'asseoir, avant de s’installer face à elle.
Il se frotte les mains contre son jean, les laisse pendre entre ses jambes. Plus foutu de savoir quoi en faire, subitement. Plus foutu de savoir quoi dire, non plus.
Parce que le cœur bat trop vite, défonce les tympans autant que les tempes. Explosion qui menace, terreur aveuglante. Et cette impression de n'être qu’un gamin, subitement.