21h. J'accompagne mon dernier patient jusqu'à la porte de mon cabinet de psychologie. Je sais qu'il est tard mais mon besoin de gagner toujours plus d'argent, pour offrir à ma famille un certain confort, ne cesse de s’agrandir avec les années. Je prolonge donc toujours plus mes plages horaires de travail, au grand dam de mon mari qui n'a de cesse de me reprocher mes absences. Il a raison du reste! Ma place devrait -normalement- être à la maison, avec lui ainsi que notre fille. Mais comment leur offrir tout le confort nécessaire si l'argent ne suit pas? Je refuse donc de corriger mon comportement, là où j'ai conscience qu'il a grandement été le responsable de cette décision que nous avons prises : celle de divorcer. Les torts sont partagés! Monsieur n'est pas lui non plus parfait! Mais il est un père responsable, autant que dévoué, et il serait de mauvaise foi que je prétende avoir fait pareil -si ce n'est mieux- depuis la naissance de Sara. C'est un choix d'ailleurs. Qu'il reste à la maison pour jouer les pères au foyer n'est pas arrivé par hasard. Il a juste fini par y exceller, au point de se comporter comme une épouse délaissée dès que mon carriérisme s'est mélangé au besoin de combler toutes leurs attentes financières. Il fallait bien payer les crédits, les factures! A croire qu'elles allaient se régler toutes seules pendant que nous vivrions pénards à la maison! Je pouffe de rire à cette pensée, tandis que je ferme le volet de la porte, prestement. Ensuite, je récupère mes affaires dans mon bureau, afin de rejoindre au plus vite mon domicile. Ce n'est pas tant que je sois pressée de rentrer. Ma fille dort déjà à poings fermés depuis une bonne heure à présent. J'ai juste l'espoir d'éviter le sempiternel discours de reproches de mon mari, si je parviens à rentrer avant 21h30. Dois-je déjà le prénommer Rafaël pour marquer mentalement notre séparation, d'ailleurs? Je réfléchis à la question sur le trajet du retour, sans pour autant que cela ne porte ces fruits. J'imagine que cela serait préférable, d'un point de vu sentimental. Cela me permettrait de mieux dissocier cet image de couple de mon esprit, avant que le divorce ne soit prononcer légalement? Je consens à employer cette méthode, quand je rentre la clef dans la serrure de l'entrée. J'essaye d'être discrète mais le plancher de la maison craque sous mes pieds. Dommage.

_ Je suis rentrée. J'annonce alors, sachant qu'il ne dort pas, rangeant mes affaires dans l'entrée. Je vais embrassé la petite et je descends dîner. "

Comme d'habitude en sommes. Mais je le répète parce que je sais que si je n'en fais rien, il ne me laissera pas forcément l'occasion d'aller dire bonne nuit à Sara. Je grimpe donc les escaliers, puis rentre discrètement dans la chambre de ma fille, où je lui dépose un baiser tendre sur le front. C'est en me redressant que sa petite main me retient.

" _ Tu ne dors pas? Je l'interroge, presque dans un murmure.
_ Je me suis endormie en t'attendant pour un câlin."

Un câlin? Merde! J'ai totalement oublié que je lui avais promis de rentrer plus tôt ce soir pour lui en faire un avant qu'elle ne dorme. Je me confonds immédiatement en excuses, avant de la serrer tendrement dans mes bras pour rectifier cette omission. Ce n'est que lorsqu'elle baille de sommeil que je l'invite à quitter mes bras, afin qu'elle puisse  se rendormir. Si je cherchais une raison pour que Rafaël me tombe dessus, je viens de la trouver. Sara a certainement dû lui parler de cette promesse dans la journée. Je regagne donc le rez-de-chaussée avec appréhension. Particulièrement lorsque je le rejoins dans la cuisine.

"_ Bonsoir. Comment a été ta journée?"

Je l'interroge calmement, dans l'espoir que la conversation puisse rester sur cette ambiance.  

Comme chaque soir, j’installe Sara pour dormir, je prends soin de replacer Spot sa peluche préférée à ses côtés lui aussi caché par la couverture à fleurs roses qui orne son lit. Je m’avance vers la bibliothèque dans le coin de la chambre et je tends la main vers un livre à la reliure dorée. Cendrillon. Je souris quand mes pensées divaguent au temps où Keera avait insisté pour acheter ce livre avant même qu’elle ne soit encore enceinte. Une petite voix me ramène à la réalité. «Ça va papa?» me demande Sara avec son habituel sourire. Je fais un mouvement de tête pour signifier que oui tout en m’approchant. Je lui fais signe de se pousser un peu sur le côté du lit et je prends place sur les couvertures près d’elle. En ouvrant le livre, elle pose rapidement sa main sur la mienne, refermant de ce fait le roman. «On peut attendre maman? Elle a promis qu’elle serait à la maison pour mon câlin» lâche-t-elle avec le regard plein d’espoir. Je soupire, je déteste voir Sara dans cet état, comment pourrais-je détruire son espoir sans en avoir le cœur en miettes. «Tu sais ma puce, il est déjà très tard…». Ses yeux se remplissent d’eau et ma gorge se serre. «J’ai une idée et si on lisait quelques pages de l’histoire et que demain tu racontais à maman les aventures de Cendrillon?» dis-je en exagérant mon excitation face à la proposition. L’air un peu abattu, elle acquiesce. L’histoire terminée, le baiser sur le front donné, j’ouvre la lampe de chevet et je ferme la lumière principale. Je quitte la pièce en jetant un dernier regard à ma fille par la petite ouverture que je laisse toujours dans sa porte.

Je redescends au rez-de-chaussé pour ranger la cuisine, de façon presque automatique je sers les restants dans des plats pour les lunchs de la semaine que je range ensuite au réfrigérateur. J’ouvre l’armoire du haut et j’y sors une bouteille de whiskey et un verre que je remplis à moitié.  Je m’installe devant la télévision, une partie de hockey se déroule alors que je la regarde peu concentré. À la fin de la troisième période, les phares d’une voiture entrant dans l’allée m’aveugle. Je jette un vif coup d'œil à l’horloge et je soupire avant de terminer mon verre. Je l’entends arriver, elle monte à l’étage et revient quelques minutes plus tard. Je la rejoins à la cuisine pendant qu’elle me demande comment c’était passé la journée. Mon cœur balance entre lâcher mes émotions sur elle ou bien tenter d’agir de façon neutre. J’opte pour la deuxième pour le moment. «À peu près comme d’habitude, Sara a besoin d’une autorisation signée par ses deux parents pour une sortie à l’aquarium demain, il manque seulement ta signature, la feuille est sur le coin de la table» dis-je sans lever les yeux par peur de perdre mon calme suite à la promesse faite à Sara qu’elle n’a pas tenu. «Oh et j’ai parlé avec la mère de Cora, il ne devrait plus y avoir de problème entre les filles maintenant» dis-je de façon banale comme si Keera était au courant de la situation.

Dommage. Ce n'est pas encore aujourd'hui que Rafaël me surprendra. Ce n'est pourtant pas compliqué de retourner la politesse. Mais visiblement mon futur-ex-mari n'en a visiblement plus rien à faire du contenu de mes journées. Ce n'est pas tant que j'aurai eu des milliers d'anecdotes à lui partager, comme c'était le cas au tout début de notre relation! Mais j'en aurais eu suffisamment pour qu'il ait une petite idée sur ce que j'ai vécu au cours de ces dernières heures. Cette heure de silence par exemple. Un client a jugé bon de me payer pour ne rien dire de toute la séance. Il fait bien ce qu'il veut! Chacun gère sa thérapie comme il l'entend! Sauf que c'est du gaspillage autant qu'une perte de temps considérable pour des cas plus importants! Je m'interroge donc sur l'utilité de lui rendre un second rendez-vous, là où je lis en diagonale la fameuse autorisation de sortie de Sara.

"_ C'est bien l'aquarium. Tu l'y accompagnes?"

Rafaël est généralement le premier à se proposer pour ce genre de sortie scolaire. Je suppose donc qu'il y participera, quand le prénom de Cora me tilt à l'oreille. Qui est cette Cora? Sara ne m'en a jamais parlé! Serait-ce une amie avec qui elle s'est chamaillé? J'aurai pu être tenté de le croire mais l'intervention de mon futur-ex-mari auprès de la maman de cette dernière vient m'en faire douter.

"_ C'est appréciable que tu me parles enfin de cette fameuse Cora. Je déclare ironique, apposant ma signature sur l'autorisation de sortie. C'est une fille avec qui Sara s'est disputé? Battue?"

Maintenant que le sujet est sur le tapis, autant l'approfondir. Est-ce que cet enfant a fait du mal à ma fille? Dois-je moi-même intervenir auprès de la mère de cette gamine, afin de la dissuader de continuer son harcèlement? Car je peux l'appeler si nécessaire. J'ai toujours le temps entre deux séances de caser un coup de fil a cette dame. Mais la question qui me taraude le plus est la raison du silence de Rafaël sur le sujet. N'ai-je pas le droit d'en être informé? Est-ce uniquement réservé à celui qui tient la maison? Parce que si c'est le cas : je veux bien inverser 24h nos rôles pour voir si lui-même ferait mieux à ma place! Ce n'est pas facile de gérer une carrière et une famille! Je ne peux donc pas être au courant de tout, si lui-même décide de me cacher des choses essentiels! Mais j'inspire profondément, de sorte de ne pas provoquer une énième dispute. Je suis fatigué et surtout affamé. 

Je continue ma petite routine de ménage de la cuisine en vidant le lave-vaisselle, plaçant les couverts et les ustensiles de façon presque machinale. Je me contente de faire signe de tête lorsqu’elle me demande si j’allais accompagner Cora pour sa sortie. J’avais toujours l’habitude de me porter volontaire, ça me permettait de garder un œil sur ma fille et de socialiser un peu. Depuis que j’avais quitté mon emploi comme mécanicien, j’avais beaucoup moins de chance pour entretenir des conversations avec autres choses que les poupées et les peluches de Cora. Au moins, durant ces sorties, je pouvais échanger avec les autres accompagnateurs, souvent des mères d’ailleurs.

Dans le ton de ma femme, j’entends son ironie. Je soupire, si elle arrivait plus tôt et non pas une demi-heure avant l’heure du coucher je prendrais peut-être davantage le temps de discuter de certaines choses, mais ce n’est pas le cas. Je ferme les panneaux d’armoires maintenant remplis de vaisselle propre et je me tourne vers Keera avec peu de conviction. Je savais que cette conversation glissait dangereusement vers une autre dispute, mais apparemment elle voulait vraiment qu’on en parle. « Oui et non, c’est un peu compliqué » lâchais-je en en passant ma main dans mes cheveux cherchant les bons mots pour la situation délicate dans laquelle nous étions. Je me dirige vers le réfrigérateur et je m’étire le bras pour y atteindre une feuille de carton ayant un dessin dessus, c’était une représentation d’une petite fille avec une mine triste et d’un homme fâché dans une maison dans le coin gauche ainsi qu’un bâtiment ressemblant au cabinet dans lequel ma femme exerce son métier complètement dans le coin opposé avec une femme à l’intérieur. « C’est Sara qui l’a fait » dis-je en soufflant du nez tout en faisant glisser le papier sur le comptoir jusqu’à Keera. J’étais loin de trouver ça drôle, c’était plutôt un rire de découragement. « Cora a dit des commentaires sur le dessin et notre fille s’est mise à pleurer en classe » j’ajoute cette fois d’une voix un peu plus forte ayant de la difficulté à garder mon calme en pensant au fait que nos disputes avaient peut-être un plus grand impact sur notre petit trésor qu’on l’imaginait. « T’es même pas dans notre maison Keera!» dis-je en pointant la femme sur la feuille. « Même notre fille le sait que tu es sans arrêt dans ton cabinet…» je passe mes mains dans mon visage quelques secondes avant de la regarder droit dans les yeux pour la première fois depuis qu’elle est arrivée.

C'est sensé vouloir dire quoi : c'est un peu compliqué. C'est une amie à notre fille ou ça ne l'est pas. Il n'y a rien de compliquer là-dedans. J'observe Rafaël, les bras croisés sur ma poitrine, agacé par le suspense qu'il fait en récupérant quelque chose sur le frigo, avant qu'il ne me montre un dessin.

"_ J'avais deviné!"

Je soupire au complément d'information, observant dans le détail ledit dessin. Et je vois bien le problème, oui. Mais ce que je vois -surtout- : c'est la dispute qui menace d'éclater dans cette cuisine. Particulièrement lorsqu'il précise que la petite Cora s'est moqué de notre enfant, à cause de ce travail où notre vie atypique est exposée à la vue de tous.

"_ Je comprends tout-à-fait que Sara ait pu être blessée par le comportement de sa camarade de classe, Je déclare de prime abord, essayant de conserver mon calme, mais les enfants sont ainsi entre eux. Ils se moquent de ce qu'ils ne comprennent pas."

Cela passera forcément pour une tentative maladroite de me disculper des torts qui me sont immédiatement reprochés, mais ce n'est que le fruit d'une analyse rapide de la situation. Sara sera constamment confrontée aux moqueries des gens qui évoluent dans un autre schéma parentale que le sien. Elle devra rapidement apprendre à en faire fie si elle souhaite s'endurcir à l'avenir. Une information que son père rejette constamment en bloc, préférant la surprotéger du monde, particulièrement en me crachant -indirectement- que tout est de ma faute. Je sais que je suis absente. Je sais que notre fille souffre de voir son père furieux parce que je travaille beaucoup trop. Mais il faut bien que l'argent rentre! Ce n'est pas en faisant huit heures par jour que je pourrais payer les traites de la maison, ainsi que tout ce qu'ils aiment mutuellement!

"_ Il faut bien que l'un de nous travaille! Je rétorque à ses reproches, agressive. Ce n'est pas en restant tous les deux à la maison pour s'en occuper qu'elle ne manquera de rien! Je marque une pause. Je suis désolé que cette situation pèse à Sara, vraiment. Mais je ne fais ça que pour elle. Pour toi aussi. Quand tu as voulu jouer les pères au foyer, j'étais d'accord! Il fallait réfléchir avant aux conséquences que cela impliqueraient."

Si nous avions travaillés ensemble comme la grande majorité des parents d'élèves de l'école de Sara, elle n'aurait pas à me dessiner dans un cabinet trop loin de son domicile!

"_ C'était ton devoir de lui expliquer que mes absences étaient nécessaires pour le bien de notre famille. Si elle a dessinée "ça", c'est uniquement parce que tu n'as eu de cesse de lui faire comprendre toi-même que cette situation était inacceptable. Mais prend donc ma place et la surcharge de contrariété qui va avec je t'en prie! Puisque tu es persuadé que tu aurais pu faire mieux que je ne l'ai fais. Échangeons nos rôles! "

Je doute que notre famille, notre situation financière, ne survive longtemps à cette inversion des rôles. J'ai toujours eu le métier qui payaient le mieux et il le sait mieux que personne.