– Je suis désolé.Je ne pensais pas que cette chanson allait me toucher ainsi.
– Pourquoi t'excuser ? je demande en souriant légèrement avant de me pencher pour lire les paroles griffonnées sur le papier.

Les mots sont si tristes… Encore plus lorsque la musique n'est plus là pour les accompagner. En les lisant, je me sens atrocement mal… C'est de la culpabilité qui m'assaille. C'est atroce de constater que l'on peut être à l'origine de ce genre d'émotions, même involontairement… Cela me donne presque envie de disparaître. Juste comme ça, dans un nuage de fumée, un peu comme un prestidigitateur. Cependant, je prends sur moi pour ne rien montrer de tout ceci. Mon visage se ferme tandis que je le serre un peu plus contre moi.

– Ce que tu as chanté...Qui en est l'auteur ? Je n'ai pas le souvenir d'avoir écouté ceci auparavant…
– C'est normal, j'étais la seule destinataire de cette chanson. Mon père ne l'a même jamais enregistré…

Le sourire qui se dessine alors sur mon visage est probablement empreint de cette mélancolie particulière que je ne ressens qu'en évoquant mes parents.

– Hm… Ne bouge pas, je reviens.

Je me lève pour aller fouiller dans le placard de ma chambre. Là, tout en haut, se trouve une vieille boîte à chaussures dans laquelle se trouvent tous mes souvenirs d'enfance… Juste une toute petite boîte que je rapporte au salon pour la poser sur la table basse. A l'intérieur, il a quelques photos, de mes parents, de moi… Des dessins d'enfants et surtout, un petit carnet de musique que je lui tend.

– Tiens, je te l'offre. La partition se trouve à l'intérieur.

Toutes ces musiques là, je les connais par cœur. Même maintenant, après toutes ces années, je sais que je suis encore capable de les jouer sur un piano. Mes doigts ne les ont jamais oubliés, même si je suis totalement incapable de déchiffrer le code des musiciens.

– Celle-ci, c'est probablement ma préférée, dis-je en pointant le titre du doigt. "Smile Mily, smile".

Lorsqu'elle se penche pour lire les paroles de ma chanson, je n'ose même pas essayer de l'en empêcher. Je sais que je me suis mis à nu, dans ce texte. Mais au fond, ne sait-elle pas déjà à quel point elle est parvenue à me toucher, en si peu de temps ?

Peut-être pas. Ou du moins, peut-être le réalise-t-elle seulement maintenant ? Je lis sur son visage l'impact qu'ont ces mots. Et j'ai envie de m'excuser, de lui dire à quel point je suis désolé. Mais je reste silencieux.

Elle me serre contre elle, et je dépose mes lèvres sur son épaule, à moitié découverte par un peignoir qui a glissé.

Et lorsque je lui demande qui était l'auteur de la chanson qu'elle m'a chanté un peu plus tôt...

"– C'est normal, j'étais la seule destinataire de cette chanson. Mon père ne l'a même jamais enregistré…"

Son père ?
J'écarquille les yeux. Je ne m'étais pas rendu compte...
Et pourtant, maintenant qu'elle le dit, je ne peux que noter les similarités entre cette chanson, et celles que je connais déjà. Mais il y a une familiarité, une tendresse, qui n'est pas présente sur celles avec lesquelles l'homme s'est fait connaître.

"– Hm… Ne bouge pas, je reviens."

Le contact de son bras autour de moi me manque aussitôt qu'elle se relève pour disparaître dans la chambre. Et lorsqu'elle revient, c'est avec une boite à chaussures, qui semble remplie de tout un tas de choses.
Principalement des photos, je découvre lorsqu'elle soulève le couvercle après avoir posé la boite sur la table basse. Quelques dessins, et surtout un carnet aux pages jaunies, qui a l'air d'avoir été beaucoup utilisé.

"– Tiens, je te l'offre. La partition se trouve à l'intérieur."
"– Mily..."

Mes mains tremblent tandis qu'elle me tend le carnet. Réalise-t-elle seulement à quel point ce qu'elle m'offre est précieux ?

"– Tu ne peux pas... Tu ne peux pas m'offrir cela... "

Je n'ai pas l'impression d'être digne d'un tel présent. C'est un trésor de famille, un souvenir de ses parents. Pourquoi me l'offrir à moi ?

Je sens des larmes monter à nouveau, et je les réprime du mieux que je peux. Je n'ai pas l'habitude d'être aussi émotif. Mais Emily a su s'infiltrer au travers des murs que j'avais érigés autour de moi.

"– C'est un souvenir de ton père", j'ajoute dans un souffle. "Est-ce que tu es sûre...?"

J'ouvre le carnet, couvert d'une écriture serrée que j'arrive à déchiffrer sans mal. De nombreuses partitions, et quelques accords.
Ce qu'elle m'offre, c'est un véritable trésor.
Elle m'arrête sur une page en particulier.

"– Celle-ci, c'est probablement ma préférée. 'Smile Mily, smile'".

J'effleure du bout des doigts les paroles inscrites sur cette page.
Puis je détaille les notes indiquées.
Pris d'une soudaine inspiration, j'attrape à nouveau ma guitare. Aucune accord n'est indiqué. Juste une partition avec quelques notes.

Je ne mets guère de temps à trouver les notes sur le manche, et j'ai ainsi un premier aperçu de la mélodie.

"– Tu me la chantes ? Juste pour moi ?" je lui demande en réajustant ma guitare sur mes genoux.
Je suis prêt à l'accompagner avec mon instrument. Reste à savoir si elle sera d'accord. Mais j'ai envie de partager ce moment avec elle.

– Tu ne peux pas... Tu ne peux pas m'offrir cela...
Sa voix tremble un peu et je peux voir ses yeux briller légèrement. Les larmes ne sont pas loin, même s'il semble tout faire pour les contenir au mieux.
– Bien-sûr que si. C'est à moi, je peux en faire ce que je veux. Et puis, c'est dommage de les laisser pourrir dans cette boîte.
– C'est un souvenir de ton père… Est-ce que tu es sûre...?
– Hm, non… C'est juste un carnet. Les souvenirs de mon père sont là, dis-je en désignant mon crâne. Ce serait triste si tout ce qui me restait de lui tenait dans cette boîte minuscule… Tu ne penses pas ?

Je lui souris avec tendresse. Si les photos me servent à garder leur image en mémoire, je n'ai certainement pas besoin de ces babioles pour ne pas les oublier. De plus, je suis totalement incapable de lire une partition alors à quoi bon les garder ? Quel artiste créer pour enfermer ses œuvres dans une boîte à chaussures? Aucun… Ces chansons ont besoin de prendre vie, elles le méritent. Et qui de mieux placé que Tom Alskell pour en prendre vraiment soin ?

Je finis par lui montrer ma chanson préférée… Mon père l'avait écrite juste avant de partir en tournée. J'étais tellement triste de le voir préparer ses valises que je m'étais mise à bouder… Là, assise en tailleur au pied de leur lit. Il avait commencé par marmonner quelques mots, des phrases au hasard, des petites blagues uniquement destinées à me faire sourire… Puis il en a sorti une mélodie… Des paroles plus claires, plus logiques… Cette chanson a vu le jour en même pas une heure et j'ai assisté à tout le processus.

– Tu me la chantes ? Juste pour moi ?
– Ok… Mais je t'interdis de te moquer. Je ne suis pas chanteuse, moi.

Je le laisse débuter, placer ces quelques accords qui annoncent le début de la chanson puis je me lance… Je ferme les yeux, non pas par gêne mais parce que c'est plus simple pour moi de me souvenir des paroles. J'en oublie quelques-unes, néanmoins, je me rattrape toujours. Les mots reviennent naturellement… Et je souris, parce que cette chanson est vraiment plus drôle que triste. Parce que c'est pour me voir sourire que mon père l'a composé. Alors je respecte ça, comme s'il s'agissait de sa dernière volonté.

Cependant, lorsque vient le dernier couplet, je remplace mon nom par celui de Tom. Lui aussi, je veux le voir sourire. C'est ma volonté et j'y tiens. Je n'aime pas l'idée de le rendre triste… Non, je déteste ça. Alors, cette fois, j'ouvre les yeux.

La chanson s'achève par trois petits mots innocents… Des mots que je n'ai jamais prononcés auparavant… Des mots que je décide de lui offrir sans vraiment me préoccuper du reste… Je les pense, après tout… Alors, pourquoi pas ?

– Je t'aime… je termine en plongeant mon regard dans le sien.

À lui d'en faire ce qu'il veut, de les interpréter comme il l'entend. Je me contente simplement de lui offrir.

"– Tu me la chantes ? Juste pour moi ?"
"– Ok… Mais je t'interdis de te moquer. Je ne suis pas chanteuse, moi."

Cette remarque m'arrache un sourire en coin, mais je ne lui réponds pas. Je commence simplement les premiers accords, et je la laisse me guider pour la suite.
Elle n'est pas chanteuse, et il est évident qu'elle ne fera jamais carrière dans ce domaine. Mais sa voix qui tremble parfois a quelque chose de désarmant et d'authentique qui me touche plus que toutes les divas du monde.
Elle hésite parfois, puis bafouille sur quelques mots, et je m'amuse à la suivre en ajoutant quelques altérations sur les accords pour accompagner ses erreurs.
Cela donne un morceau dynamique, amusant, touchant. Et je regrette de ne pas avoir lancé d'enregistrement pour garder une trace de cette interprétation.

"– Je t'aime…"

Je reste interdit face à ces mots parfaitement innocents, et pourtant si précieux.

Et je glisse les yeux vers la partition pour vérifier si ces derniers font bien partie de la chanson. C'est le cas. Emily n'a donc fait que chanter le texte prévu, même si le dernier couplet a été modifié pour remplacer son nom par le mien.

Et pourtant... Mon coeur bat à toute vitesse, et je ne sais pas répondre à cela.
J'ai appris au fil des années à prendre garde à mon cœur, à forger autour de ce dernier une carapace solide. J'ai été plusieurs fois blessé lorsque j'étais encore très jeune. Et ma relation avec Helena n'a pas non plus été un modèle en matière de transparence et de sincérité.

Je ne sais pas si Emily est sincère. J'ai envie de la croire. Envie de me persuader que ces mots me sont destinés. Son regard accroche de nouveau le mien, et je ne détourne pas les yeux. J'ignore si l'espoir qui brûle en moi prend le pas sur la réalité, mais j'ai l'impression de lire dans son regard toute l'étendue des sentiments qu'elle éprouve vis à vis de la fin de ce dernier couplet.

Mais je suis incapable de lui répondre par des mots.
A vrai dire, je ne suis même pas certain du caractère exact de ce que nous partageons. Elle me plait. Beaucoup trop. Et elle s'est faufilée dans mon cœur, bien trop vite. Quoiqu'il arrive, je sais qu'elle me marquera sur le très long terme.

Finalement, je sais que je ne suis pas en mesure de lui répondre aujourd'hui. Pas tout de suite.

Mais je peux lui montrer.

Et je capture son visage entre mes mains avant de me saisir de ses lèvres, tentant de transmettre dans ce baiser tout ce que je n'arrive pas à exprimer autrement.

"– Je suis tellement heureux de t'avoir rencontré", je murmure lorsque nos lèvres se séparent, avant de l'embrasser à nouveau.

Le carnet glisse sur mes genoux, tout comme ma guitare, et je rattrape maladroitement les deux avec un rire tremblant. Je crois que ça fait trop d'émotions fortes pour moi pour aujourd'hui.

J'éloigne en premier lieu ma guitare, la reposant de nouveau contre la table basse. Puis mes mains se referment sur ce carnet. Ce carnet qui a été si important pour son père, tout comme celui que je traine avec moi l'est à mes yeux.

"– Merci", je murmure avec émotion. "J'en prendrai grand soin. Je te le promets."

L'espoir n'a jamais vraiment fait partie de mon vocabulaire. Ce n'est pas une chose que je tends à cultiver non plus. Je me suis toujours contentée de vivre le moment présent et cela me convient. Je laisse les incertitudes à l'incertain et j'essaie tant bien que mal de ne pas m'en préoccuper. C'est ainsi que je suis faite.

Alors, je sais que nous n'aurons pas le droit à un au-revoir mais à un adieu. C'est probablement pour cela que ce que nous vivons en cet instant est précieux. C'est certainement pour ça que je m'implique autant dans cette histoire. C'est ce côté éphémère qui nous attire tous les deux, j'en suis certaine. Alors tant pis s'il ne répond pas à mes aveux. Ce n'est pas grave. Tout ceci sera très bientôt terminé de toute manière… Mon cœur solitaire se refermera sitôt qu'il aura franchi la porte d'embarquement. Sitôt qu'il sera parti, je reprendrai mon existence là où je l'avais laissée sans un regard en arrière, parce que c'est ce que j'ai toujours fait.

J'accepte ses baisers et y réponds volontiers. Je peux aisément sentir toutes les émotions qu'il me transmet à travers ses lèvres, mais je veille à me contenir. Cela ne m'empêche pourtant pas de lui sourire lorsqu'il déclare que notre rencontre l'a rendu heureux. C'est vrai pour moi aussi, je suis certaine qu'il l'a compris. Je me relève quand il me remercie et qu'il me promet de prendre soin du carnet de mon père…

– J'espère bien ! je rétorque en me dirigeant vers la cuisine afin de réchauffer notre repas. Non, je ne me risquerais toujours pas à cuisiner.

Lorsque c'est prêt, je dépose le tout sur la table et l'invite à me rejoindre, enfin… Si son appétit pour la nourriture s'est de nouveau manifestée.

– Qu'aimerais-tu faire pour ta dernière journée ? je lui demande avant de boire une gorgée de jus de pomme. Ce serait dommage de rester enfermés alors qu'ils annoncent un temps superbe.

Je sens une distance qui s'installe une nouvelle fois entre nous. Et mon coeur se serre lorsqu'Emily s'arrache à mon étreinte. Ai-je fais quelque chose qu'il ne fallait pas ?
N'ai-je pas réagi de la bonne manière ?
Elle sourit, et me lance un "J'espère bien !" qui me paraît presque un peu sec lorsque je lui promets de prendre soin du carnet de son père.

Ou peut-être est-ce mon imagination qui me joue des tours.

Je la rejoins dans la cuisine, alors qu'elle est déjà en train de préparer le repas.
Le carnet de son père a rejoint le mien sur la table basse, comme si les deux avaient été destinés à se retrouver ensemble.

Elle réchauffe notre repas de ce soir. Et pendant ce temps là je fouille dans les placards pour trouver de quoi l'accompagner. Et je tombe sur une bouteille de jus de pomme, dont je nous verse deux verres.

La conversation est un peu plus légère, et je me détends au fil des minutes. Et nous nous installons ensuite autour de la table.
Emily est toujours habillée uniquement de son peignoir. Et pour ma part, je suis encore vêtu uniquement d'un jogging et d'un pull. Je suis même pieds nus.
J'ai diné dans des tenues beaucoup plus élégantes que celle-ci. Et pourtant, je me sens là parfaitement à l'aise.

"– Qu'aimerais-tu faire pour ta dernière journée ? Ce serait dommage de rester enfermés alors qu'ils annoncent un temps superbe."

"– Il faudra que je rassemble mes affaires", je commence en soupirant.
Je n'ai pas grand chose à prendre avec moi. Et je sais qu'il y a des choses que je devrais laisser ici.

"– Le tableau que tu m'as offert... Je préfère venir le récupérer une prochaine fois, lorsque mon pick-up sera réparé. Cela évitera qu'il soit abimé. A ce sujet..."

Je me lève, et je m'absente dans la chambre, le temps de fouiller dans mon sac de voyage pour en sortir les clés du pick-up en question.
Je reviens dans la pièce principale, et je pose les clés sur la table entre nous.

"– Je te les laisse", je déclare ensuite. "C'est mon double. Barry a le jeu de clés principal. Ca ne sert à rien que je les prenne avec moi. Je te fais confiance pour en prendre soin si les travaux sont terminés d'ici que je revienne."

Et je me réinstalle à table.

Peu importe de quoi le futur sera fait, j'ai bien l'intention de revenir à Castine dès que possible.

"– Pour ce qui est de demain, je n'ai pas de préférence, tant que nous passons la journée ensemble. Tu pensais à quelque chose de particulier ?"

J'écoute, puis j'observe clairement surprise les clés qu'il vient de déposer sur la table. Pourquoi me les laisser ? Il pourrait très bien faire ramener son pickup jusqu'à chez lui, qu'il soit réparé ou non d'ailleurs. De même pour le tableau, il serait aisé de l'envoyer par la poste…

– Je te fais confiance pour en prendre soin si les travaux sont terminés d'ici que je revienne.

Mes yeux ne semblent pas vouloir se détacher du jeu de clés… Pourquoi ? Honnêtement, je ne le sais pas vraiment. J'entends, pourtant. Il vient de dire qu'il compte revenir pour récupérer son véhicule… Mais je ne comprends décidément pas pourquoi. Techniquement, il n'a aucunement besoin de me laisser le double de ses clés, pas si Barry est en possession d'un jeu… Non… À l'évidence, il s'agit là d'un gage destiné à m'assurer qu'il reviendrait … C'est une promesse silencieuse. Quand a-t-il réalisé que pour moi les mots ne suffiraient pas ?

Je secoue la tête, essayant simplement de chasser les idées stupides qui me viennent à l'esprit. Oui, stupides. Je sais que je suis en train d'interpréter bêtement des gestes et des paroles qui ne viennent pas de moi. Peut-être ne veut-il simplement pas s'encombrer durant son voyage. Ok, ceci peut-être valable pour le tableau, mais certainement pas pour une pauvre clé qui ne prend pas de place. Il faut que j'arrête avec ça. Je me sens aussi idiote qu'une adolescente en plein émoi et, putain, je déteste ça.

– Pour ce qui est de demain, je n'ai pas de préférence, tant que nous passons la journée ensemble. Tu pensais à quelque chose de particulier ?
– Pas vraiment… non. On peut faire ce que tu veux… C'est ta dernière journée après tout.

J'insiste probablement un peu trop sur le "dernière". Bon sang… Mais pourquoi je fais ça ? Je sens mon cœur se gorger d'amertume… Pourquoi ? C'est totalement con d'agir ainsi. Je le sais. Je n'ai même aucune raison de me comporter comme ça. Il faut que je me débarrasse de ça, tout de suite…

– J'ai besoin de prendre l'air… Excuse-moi. dis-je tout en me relevant.

Je file dans la chambre pour enfiler quelques vêtements puis je sors par la porte de la cuisine… Il n'est pas bien difficile de deviner où je vais à cette heure-ci… Je me rends dans mon atelier afin de vomir toutes ces émotions clairement détestables sur une autre toile. Cette fois, je n'ai même pas besoin de musique ni même d'outils. Je plonge carrément mes doigts dans la peinture avant de l'étaler sur une toile de cent-vingt centimètres de longueur… Du noir, d'abord… Pour toute cette noirceur que je dissimulé derrière de grands sourires… Du violet ensuite, pour l'équilibre qu'il me manque et que je recherche sans cesse… De l'indigo, du pourpre… Des couleurs sombres qui expriment des émotions qui le sont tout autant. J'y mets tant d'énergie que je me sens totalement épuisée après ça… Mes mains, mes vêtements, mon visage et même mes cheveux sont recouverts de peinture acrylique qui a déjà commencé à sécher… C'est… Très inconfortable comme sensation. Pourtant, je reste là et je contemple mon œuvre.

C'est pas si laid, au fond. Il n'y a aucune logique, mais les accords apparaissent comme évidents. Je comprends pourquoi je n'ai pas eu besoin de musique. En réalité, je n'en connais pas qui aurait pu coller avec ça… et Ça, c'est tout simplement moi… Un assemblage de couleurs totalement anarchique.

Voilà pourquoi je reste seule… Pourquoi je me complaît dans cette foutue solitude. À regarder bien cette toile, je remarque qu'il n'y a pas de place pour une autre couleur… Est-ce le cas pour les autres aussi ?

Je cours presque jusqu'au fameux tas de toiles honteuses. Je les arrache, une à une à leur cachette avant de les étaler sur le sol, les unes à côté des autres…

– Ah oui… quand même, je soupire en observant les vingt-quatre toiles étalées sur le plancher poussiéreux.

Au fond, peu importe mes émotions, les couleurs restent toujours les mêmes, seule leur intensité change. Je pourrais presque les assembler pour en faire une sorte de gigantesque puzzle tant elles semblent s'accorder entre elles. Je me demande bien ce qu'un psy penserait de tout ceci… Sans parler d'un psy, que penserait Sean, ou ma grand-mère… Ou Tom ?

Je ne suis même pas certaine qu'ils puissent réellement comprendre ce que ces toiles représentent… Il faudrait être totalement tordu pour visualiser les émotions qui vont avec les couleurs… Il faudrait être moi.

Le regard qu'elle pose sur mes clés me fait soudainement douter de ma décision. Et si j'étais allé trop loin... Et si finalement elle n'avait pas envie que je revienne à Castine ?

"– Pour ce qui est de demain, je n'ai pas de préférence, tant que nous passons la journée ensemble. Tu pensais à quelque chose de particulier ?"
"– Pas vraiment… non. On peut faire ce que tu veux… C'est ta dernière journée après tout."

Je grimace lorsqu'elle insiste sur le "dernière". Et je ne sais pas si je dois entendre des reproches dans sa voix, ou si la perspective de me voir disparaître est finalement trop difficile à gérer pour elle.

"– J'ai besoin de prendre l'air… Excuse-moi"
"– Emily..."

Elle se lève, et je n'ose même pas essayer de la retenir tandis qu'elle disparaît dans la chambre. Elle en ressort quelques minutes plus tard, et je ne peux que la regarder quitter la maison et s'enfoncer dans l'obscurité.

Pour ma part, je n'ai toujours pas bougé de ma chaise.
Je pousse un profond soupir, et je sens les larmes menacer de refaire à nouveau surface. Mais je fais de mon mieux pour les ignorer.
Je ne suis pas quelqu'un qui pleure facilement. Mais Emily semble être capable de faire ressortir chez moi toutes ces émotions qui feraient mieux de rester enfouies.

Les coudes sur la table, ma tête entre mes mains, je respire lentement, comptant mes cycles d'inspiration et d'expiration, faisant de mon mieux pour garder les idées claires.

L'assiette devant moi est vide, et je décide en premier lieu de faire la vaisselle, ne serait-ce que pour me changer les idées.

Mes mains tremblent, et je manque plusieurs fois de lâcher ce que je manipule.

Et je reste ensuite longtemps appuyé contre l'évier de la cuisine, immobile.
J'ai envie de rejoindre Emily, de la prendre dans mes bras, et de lui promettre que tout se passera bien, que je reviendrai vite. Mais suis-je seulement capable de telles promesses ?

Il n'est pas difficile de savoir où elle a pu s'enfuir. Probablement dans son atelier. Ou peut-être même chez Sean. Et je grimace à l'idée même de la retrouver chez le vieil homme. J'imagine déjà très bien le regard plein de reproches qu'il pourrait me lancer.

J'attends encore un bon quart d'heure, le temps pour moi de me calmer face à la tempête d'émotions qui gronde en moi.

Puis finalement, je n'arrive plus à attendre.
Je prends à peine le temps d'enfiler mes chaussures, sans même faire les lacets. Et je m'élance à mon tour dans l'obscurité.

Il fait un froid mordant, et Nix geint dans un coin de la pièce à l'air glacé qui s'engouffre dans la maison.
Je lui fais un sourire d'excuse, et je referme la porte derrière moi.

J'ignore si Emily a envie de me voir, et si elle me pardonnera de l'avoir suivi. Mais c'est plus fort que moi. J'ai besoin d'être avec elle.

Le chemin jusqu'à la grange n'est pas bien long. Mais lorsque je pousse enfin la porte de cette dernière, je grelotte déjà. Et l'absence de chauffage dans l'atelier d'Emily n'arrange pas les choses. Je sais que je risque de prendre froid, et que Jake me passera un savon si je reviens avec la voix enrouée. Mais pour l'heure, je n'arrive même pas à m'en inquiéter.

La seule chose qui importe, c'est Emily, debout face à une série de toiles. Ces dernières sont posées à même le sol, et je pourrais m'inquiéter de les voir ainsi risquer d'être abimées dans de telles conditions.
Mais je reste figé en détaillant, même de loin, ce qu'elles représentent.

Elles ne ressemblent en rien aux tableaux que j'ai pu voir jusqu'à présent. Si les toiles qu'Emily m'avait montré exprimaient des émotions positives, celles-ci semblent être leur exact opposé.
Le pendant parfait de ces pages déchirées qui jonchent certaines nuits le parquet de ma chambre à Los Angeles, tandis que mes démons de toujours me tourmentent.

J'ai presque envie de repartir dans l'autre sens, de laisser Emily seule, honteux d'avoir ainsi envahi son intimité.
Mais c'est plus fort que moi. J'ai besoin de la sentir contre moi, de la serrer dans mes bras, de lui promettre que tout se passera bien.

Elle est couverte de peinture, mais cela ne m'empêche pas de m'avancer, et de nouer mes bras autour de sa taille, plaquant mon torse contre son dos.

"– Ca va aller", je lui murmure d'un ton doux à l'oreille. " Je ressens la même chose, tu sais ? Cette colère, cette difficulté à exprimer ce qu'il y a au plus profond de nous. J'ai envie de te garder près de moi, de continuer à explorer ce qu'il y a entre nous. Ces sentiments que je n'arrive pas à ignorer...."

Ma voix meurt dans ma gorge, et je me tais quelques secondes, le temps de reprendre une profonde inspiration.

"– Je peux te laisser seule, si c'est ce que tu souhaites. Mais... Mais sache que je suis là, si tu as besoin de moi. Je serai toujours là. Que ce soit ici, contre toi, ou par téléphone à n'importe quelle heure lorsque je serai parti. Je serai toujours là pour toi, Mily."

Et je relâche mon étreinte, la laissant s'enfuir si elle le souhaite, ou même me repousser si j'ai été trop loin.

Perdue dans mes pensées, je ne l'ai pas entendu rentrer. Pourtant, lorsque ses mains entourent ma taille, je ne sursaute pas. Mon cœur se serre néanmoins, d'une façon douloureuse et perturbante…

– Ça va aller, murmure-t-il à mon oreille. Sa voix est grave, plus rauque encore que d'ordinaire… Je ne sais pas pourquoi, mais cela m'inquiète. Je ressens la même chose, tu sais ? Cette colère, cette difficulté à exprimer ce qu'il y a au plus profond de nous. J'ai envie de te garder près de moi, de continuer à explorer ce qu'il y a entre nous. Ces sentiments que je n'arrive pas à ignorer....

Je ne sais pas pourquoi il me dit tout ça… Peut-être que, finalement, c'est moi et ce comportement plus qu'étrange qui est le mien, qui l'ont perturbé. Je me sens alors atrocement désolée.

– Je peux te laisser seule, si c'est ce que tu souhaites. Mais... Mais sache que je suis là, si tu as besoin de moi. Je serai toujours là. Que ce soit ici, contre toi, ou par téléphone à n'importe quelle heure lorsque je serai parti. Je serai toujours là pour toi, Mily.

Quand il le relâche, j'en profite pour me retourner et lui faire face. Pendant plusieurs secondes, je ne dis rien… Je scrute simplement son visage, plus particulièrement son regard. Ses yeux sont encore un peu rouges, ses traits sont légèrement tirés. Je n'aime pas ça.

– C'est faux, je soupire, malgré mon sourire. Une fois que tu seras parti, tu ne seras plus là… D'aucune manière. On sait très bien, toi et moi, que ce genre de relation ne peut pas fonctionner.

Mon sourire s'élargit, je le sais… Même si je ne comprends pas moi-même comment une telle chose peut être possible. Je ne ressens aucune joie, aucun amusement… Avec le temps, ce fichu sourire ressemble de plus en plus à un masque derrière lequel je me cache. Je ne pleure plus. J'en suis pratiquement incapable… Je ressens pourtant… Bordel, j'ai l'impression d'être un monstre.

– On sait également ce qu'on ressent l'un pour l'autre. Nous sommes des artistes … On sait ce que c'est… Nous ne sommes pas aveugles. Si on garde tout, c'est justement parce qu'on a parfaitement conscience que cela ne sert à rien de dire les choses…

Ma voix se fait douce… À ce stade, elle n'est plus qu'un murmure. Mes yeux ne se détournent pas et restent plongés dans les siens quand, délicatement, je viens repousser l'une de ses mèches rebelles.

– Je ne sais pas quoi dire de plus… Je ne veux juste pas mentir, ça ne sert à rien. C'est suffisamment compliqué comme ça…

Je commence à avoir l'habitude des adieux. Tôt ou tard, ils viennent toujours. C'est un fait inéluctable : je suis destinée à rester seule.

– Profitons simplement de cette dernière journée ensemble… D'accord ? On aura tout le temps de regretter et de se lamenter après…

"– C'est faux. Une fois que tu seras parti, tu ne seras plus là… D'aucune manière. On sait très bien, toi et moi, que ce genre de relation ne peut pas fonctionner."

Ses mots sont comme un poignard qui vient s'enfoncer dans mon cœur.
Et le pire, c'est qu'elle sourit. Un sourire sans aucune chaleur. Un sourire manifestement forcé, mais qui se place sur son visage comme si elle était habituée à le dégainer au quotidien.
Sauf que là, je ne la retrouve plus. Elle se cache. Elle se dissimule derrière ce fichu sourire qui n'a plus rien à voir avec la femme dont je suis tombé amoureux. Car c'est bien là le problème, n'est-ce-pas ? Elle a réussi à se faire une place bien trop rapidement dans mon cœur.
Et maintenant elle le piétine avec ce sourire que j'ai pourtant envie d'embrasser. Suffisamment fort pour espérer apercevoir la véritable Emily.
Mais en ai-je encore le droit ?

"– On sait également ce qu'on ressent l'un pour l'autre. Nous sommes des artistes … On sait ce que c'est… Nous ne sommes pas aveugles. Si on garde tout, c'est justement parce qu'on a parfaitement conscience que cela ne sert à rien de dire les choses…"

Elle ne détourne pas le regard. Et lorsqu'elle vient replacer une mèche de cheveux qui était venu se perdre sur mon front, je fais un pas en arrière, comme si ce contact m'avait brûlé. Comment peut-elle faire preuve de tendresse après m'avoir annoncé qu'elle et moi n'avions aucun avenir ?

"– Je ne sais pas quoi dire de plus… Je ne veux juste pas mentir, ça ne sert à rien. C'est suffisamment compliqué comme ça…"

Je secoue la tête. Je n'ai pas envie d'en entendre plus.

"– Profitons simplement de cette dernière journée ensemble… D'accord ? On aura tout le temps de regretter et de se lamenter après…"

Un rire sans joie m'échappe. Un rire froid. Et amer.
Et je ferme les yeux pour éviter que des larmes ne viennent une fois de plus rouler sur mes joues.
Pourtant, lorsque mes paupières se soulèvent ensuite, mon regard est trouble. Et je m'essuie les yeux d'un geste rageur.

"- Nous sommes des artistes, mais je n'ai pas pour autant envie de nier qu'il y a quelque chose. Tu ne souhaites pas continuer. Je comprends et je respecte ta décision... Mais sache juste que je ne voulais pas que ça se termine ainsi, Emily. J'étais prêt à me battre, à tout faire pour que ça fonctionne. J'avais espoir que pour une fois..."

Je secoue la tête. Je n'ai même pas la force de terminer cette phrase.

Que pour une fois quoi ? Que pour une fois j'ai trouvé quelqu'un qui me comprenne, qui m'accepte ? Que quelqu'un voit qui je suis vraiment, malgré cette image de star régulièrement à la une des magazines people ?

Je m'avance une dernière fois, juste assez pour caresser son visage.

"- Je crois... Je crois que je vais retourner à l'auberge. Je suis désolé, mais je ne peux pas rester ici."

Je fais volteface, puis m'avance d'un pas rapide jusqu'à l'entrée de la grange.
Arrivant sur le seuil, je me tourne une dernière fois, plantant mon regard dans le sien. Elle a l'air si frêle, ainsi, seule au milieu de ces tableaux. Et je meurs d'envie de la rejoindre, et de la prendre dans mes bras. Mais elle m'a clairement fait comprendre que cela ne servait à rien.

"- Tu as été le soleil de mes journées, Emily. J'espérais... J'espère que tu trouveras un jour l'homme qui te donnera à nouveau envie de rêver."

Des larmes coulent sur mes joues quand je sors enfin de la grange, et le froid glacial me fait l'effet d'une gifle. Je dois récupérer mes affaires. Et ensuite... Ensuite je ne sais pas. Je n'ai même pas envie de songer à quoique ce soit. J'espère simplement que la porte de l'auberge sera encore ouverte malgré l'heure tardive.