Non-coupable.
Youpi.
Ça veut dire que l’Etat ne me considère plus comme un criminel ? Ça veut dire qu’ils reconnaissent qu’ils se sont trompés sur mon compte ? Et moi dans tout ça ? Après dix ans enfermé, je suis censé faire comment pour reprendre ma vie en main ?
Je n’ai plus rien. Papa, Maman, Anna, tout le monde m’a abandonné.
Et maintenant je suis libre, retour à la vie normale. À mon état normal. J’en crèverai de rire si j’en étais encore capable. Normal, hein ? Comment tu peux vivre normalement après tant d’injustice ? J’ai juste envie de tout plaquer, de les faire tous culpabiliser, ça leur ferait les pieds.
Liberté…
Il y a quelques années, j’en rêvais, alors que j’étais scotché à mon lit dans ma cellule. Retrouver les embruns de la mer, l’odeur de ma maison, les rires des enfants qui jouaient au ballon devant chez moi, les discussions des passants. Maintenant que je suis libre, ils peuvent tous crever que j’en aurais rien à cirer.
Oh, mais j’oubliais : je suis riche maintenant. Les dédommagements, le « pardon » du gouvernement. Tous ces billets je les verrais carrément mieux au fond de leurs culs. Et que pensent-ils que je vais faire avec tout ça, m’acheter une maison ? Super, au milieu d’une ville qui me prend encore pour un criminel sanguinaire qui a buté l’entièreté de sa famille. Oh non, je sais, je vais me refaire une éducation, en me payant des études, comme ça je deviendrais un auto-entrepreneur qui pourra raconter aux médias comment il s’est sortie de la vie pourrie qu’il a mené. Non mieux, je vais me refaire le visage et devenir un pauvre mec dans une émission de télé-réalité pour ensuite sortir un bouquin et me faire de la thune sur le dos de mes parents.
Sérieux, ils croient qu’une liasse de billet ça va m’aider ? C’que ça m’fout la rage… Autant tout plaquer dans de l’alcool ou des seringues et de finir noyé dans un caniveau. Seul ce futur me semble réalisable.
La haine au cœur, je passe les grilles pour de bon. Je ne les reverrai plus, bien qu’elles soient toujours présentes autour de mon cœur et devant mes yeux. Un taxi passe me chercher et je lui donne l’adresse de la maison de mes parents.
Lorsque j’y entre, c’est comme si rien n’avait changé. Elle n’avait pas été revendue entre temps, les gens étant trop superstitieux pour emménager dans une habitation qui avait abrité un crime des plus sordides.
J’entends les rires d’Anna, je sens l’odeur des pâtes au pesto de ma mère, je vois mon père lire son journal dans le fauteuil qui n’a pas bougé. Mon regard se pose sur l’endroit au sol qui ne quittera plus jamais mon esprit. Et je vois à nouveau la scène immonde, j’entends mes hurlements à la mort et les sirènes des ambulances.
Je ferme les paupières au même moment que ma mâchoire se serre. J’aimerais tout oublier. J’aimerais cramer cette maison ainsi que mes souvenirs. Supprimer de ma mémoire ce lieu dans lequel j’ai grandi, j’ai ri, où tout a commencé et où tout a pris fin. Je suis mort dans cette baraque. Et j’y resterai jusqu’à ce que mon squelette parte en poussière.
C’est en début d’après-midi que ma tante vient me rendre visite. En prison, des anciens camarades de classes, des amis et quelques membres restants de ma famille venaient me voir. Au début. Ils furent bienveillants durant quelques années avant de reprendre leur vie et de m’oublier. Je leur prenais trop de temps et d’énergie, et tout le monde sait qu’il faut supprimer la toxicité de sa vie. Ils l’ont fait, ils ont supprimé le poison que je suis de leur mémoire.
Ma tante est celle qui est resté le plus longtemps. Pas jusqu’au bout, cela dit, loin de là. Mais elle a fait de son mieux, j’imagine. Elle a perdu sa sœur et sa nièce, elle aussi.
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Je t’ai apporté un gâteau. Je… Je te faisais le même quand tu étais petit, tu te souviens ? Dit-elle en me regardant à peine, la douleur et la peine dans ses yeux.
Je fais non de la tête. Je n’ai plus beaucoup de souvenir de mon enfance. Tout a été occulté par le drame.
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Je suis très heureuse de te voir ici, dans cette maison. Comme avant. Est-ce que tu vas y habiter ?Mon regard se noie dans la fumée de tabac qui s’évapore de ma gorge. Je hausse les épaules pour toute réponse. Comme avant, oui. Tout bien comme avant, comme si rien ne s’était passé.
Le silence semble la gêner. Elle entortille ses doigts et déglutit comme pour avaler le stress qui la prend soudainement.
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Léo, je suis vraiment désolée que tout cela doive t’arriver. J’espère que tu sais que je n’ai jamais cru une seule seconde à toutes ces histoires dont on t’accuse. Sa voix déraille lorsque je lui lance un regard froid. Elle baisse les yeux mais continue sur sa lancée.
J’imagine que c’est loin d’être facile pour toi, à ton âge et après dix années… Cette maison est à toi et même si j’en étais responsable pendant ta… détention, elle te revient. Tu es libre d’y rester et de refaire ta vie ici. D’ailleurs… Elle sort une carte bleue claire de son sac à main et me la tend.
Ils pourront t’aider, j’en suis sûre. Je suis là aussi, bien évidemment. « Bien évidemment » je ne peux m’empêcher de lâcher un rire amer. Elle n’y réagit pas.
Mais je pense que ces gens, cette association pourra t’apporter plus. Réfléchis-y Léo, ça ne pourra que t’aider.*
Cela fait deux jours que je suis « libre ». J’ai passé mon temps à fumer sur le fauteuil, regardant dans le vide. J’ai essayé de sortir, mais seuls les murmures et les œillades à mon passage m’atteignaient. Alors, le cœur lourd, j’en ai déduis que je ne devais pas sortir. Rester calfeutré dans mon salon, attendant que le temps passe et que le cancer m’attrape à la volée, voilà le futur qui me plait bien.
Pourtant, alors que mes yeux se font las et rouges de fatigue, ils se posent sur le petit carton que ma tante m’avait laissé. Je l’attrape et lis les quelques lignes. Association de réinsertion des détenus.
À vrai dire, c’est peut-être mieux que de se laisser crever sur un fauteuil.
Il me faut quelques heures de plus et de débat avec moi-même pour me décider à aller voir ce que c’est. Si ça ne plait pas, j’aurais qu’à revenir crever ici. Voilà la conclusion de mon débat interne.
Alors j’y vais, à l’adresse indiquée, les mains dans les poches, la capuche de mon sweat rabattue sur mon front, la clope entre les lèvres, toujours. Je n’y attends rien. Mais il semblerait qu’une lueur d’espoir flambe encore en moi.
À l’intérieur, quelques dizaines de personnes y sont déjà. Je reste dans l’ombre, avec la ferme intention de ne pas me faire remarquer. Mon visage est connu. Tout le monde connaît l’histoire de ce petit criminel qui a tué de sang-froid ses parents et qui a été libéré récemment. Tout le monde.
Je refuse et cache mon visage dans ma capuche lorsque l’on me propose des cookies, « offert par l’association ». Je ne suis plus très sûr de moi, finalement.