Tommy jubilait. Ce diner qui s’annonçait être un supplice était devenu étrangement supportable. Il ne sentait pas la main de Lucy qui frôlait de temps à autre son genou. Il n’observait plus la mascarade amoureuse des futurs époux Kimber avec l’envie de disparaitre. Il était transcendé par le bonheur que l’on ressent quand on est sur le point d’obtenir sa revanche. Oh oui, il ne s’était jamais senti aussi proche d’atteindre son but. Il aurait alors tout ce qu’il désirait… Et bien plus encore. Il lui fallait maintenant garder son sang froid, arborer l’air distant et froid qui faisait sa marque de fabrique. Tout était sous contrôle. Il avait ce point commun avec Eliza : il était un comédien fort convaincant. Même les pires de ses mensonges pouvaient sonner comme la plus pure des vérités. Il aurait aimé se passer de connaitre les talents de sa bienaimée en la matière. Si seulement il pouvait la mettre dans la confidence. Ils pourraient se réjouir ensemble. Faire le décompte des jours. Imaginer enfin plus clairement un avenir à deux plus serein. Mais il ne pouvait pas. Tommy avait l’habitude de garder tout un tas de choses pour lui mais il apprenait que lorsqu’il était question d’amour, on avait envie de le crier sur tous les toits. Il noyait alors son exaltation dans l’alcool, trinquant à la santé d’un homme qu’il voyait déjà mort. Ce moment était si risible quelque part. Des ennemis mortels qui trinquent, deux rivales qui copinent. C’était grotesque. « Nous ne vous décevrons pas. » qu’il avait dit en hochant vigoureusement la tête en signe d’approbation. Réjoui par les bonnes nouvelles qu’il apprenait, Tommy parvint à esquisser un sourire amusé quand Kimber lui confia à quel point il trouvait ennuyant les préparatifs de son mariage. S’il était amusé, c’était surtout par l’idée que Kimber dépense son énergie dans des préparatifs qui l’emmèneraient sur son lit de mort plutôt que par la finesse d’esprit de son hôte. Et puisqu’il gardait le silence, personne bien sûr ne verrait cette nuance. Il fut un peu pris de court quand Eliza les interrogea, Lucy et lui, sur un hypothétique mariage. La bienséance parlait pour elle sans doute. Quoi qu’il en soit, Lucy l’avait devancé et s’était esclaffé : « Grand Dieu, non ! Malheureusement…Tommy n’est pas du genre à se marier. Pas vrai ? » Elle avait attrapé sa main, il avait relevé le regard vers elle pour acquiescer silencieusement. Si l’idée ne le rebutait pas, elle ne lui avait jamais traversé l’esprit. Il n’avait pas dégagé sa main de celle de Lucy. Ce serait suspect et il n’avait pour rien au monde envie d’éveiller des soupçons après tant de réjouissances. Elle en profitait. Tommy l’avait vu venir. Il savait à quel point la jeune femme pouvait se montrer audacieuse et déterminée, qualités qu’il respectait chez elle. « La seule raison qui pourrait pousser Thomas Shelby à se marier, ce serait un enfant. Vous voyez, la famille, c’est vraiment quelque chose d’important pour lui. » En voilà un sujet que Tommy n’avait nullement envie d’aborder ici. Il se racla la gorge. Comment se faisait-il que Lucy en sache autant sur lui ? Elle présumait des choses à son sujet, comme elle le ferait s’ils étaient intimes. Or, ils ne l’étaient pas. « Je suis plutôt orienté sur les affaires pour le moment. » qu’il se justifia, tentant de dissiper le malaise que Lucy avait instauré en dévoilant les traits de sa personnalité qu’il préférait garder privé.« Evidemment. » que Lucy acquiesça à son tour avant de reporter son attention sur leurs hôtes : « Vous aimeriez fonder une famille prochainement ? » Tommy cligna des yeux, sa bonne humeur commençait à en prendre un coup.

Tommy avait un peu moins le coeur à la fête. Il ne comprenait pas pourquoi ils abordaient tous les quatre des sujets aussi privés. Ce n’était pas quelque chose que Tommy faisait, parler de lui. Il préférait largement laisser les gens raconter ce qu’ils voulaient à son sujet, quitte à ce que ne soit que présomptions et calomnies. L’exercice le faisait grincer des dents. Dans un autre contexte, il se serait permis de clore la discussion mais il lui fallait encore faire profil bas. Il tenait bon. Ses traits s’étaient malgré lui durci quand même. Heureusement, il lui suffisait simplement de se souvenir que Kimber lui avait servi sa tête sur un plateau d’argent pour que le moment soit plus agréable à vivre. Ah, si seulement le temps pouvait passer plus vite jusque-là… Les affaires passent avant tout. Les mots résonnaient en lui. Tommy ne partageait pas cet avis. Il y avait des choses qu’il faisait passer avant… ou qui étaient au moins sur le même pied d’égalité. Mais il hocha la tête docilement, tel le gentil clébard qu’il avait décidé d’être pour ce foutu Billy Kimber. Il buvait ses paroles. Pathétique. Et l’idée que ce même Kimber fasse des enfants à Eliza était dégoutante. Tommy serra légèrement la main de Lucy dans la sienne, geste qu’elle accueillit avec un regard de travers complice. C’était juste la conséquence de ses nerfs qui tressaillaient, une réaction incontrôlée de son corps qui se mettait à le trahir. « Comme c’est charmant ! » que Lucy piailla, sa voix devenant soudainement agaçante à l’oreille de Tommy. Ça n’avait rien de charmant et Tommy n’eut aucunement la force de commenter. Il avait bien essayé de sourire mais la commissure de ses lèvres refusait catégoriquement de lui obéir. Tommy était resté figé dans son masque de froideur absolu. « J’ai toujours rêvé d’un petit garçon avec les yeux de Tommy, vous avez vu ce regard ? Il serait si… » Est-ce qu’elle était sérieuse là ? Ce n’était définitivement pas le moment pour dire une chose pareille. Et puis… Toujours ? Depuis quand ? Lucy était-elle si bonne comédienne ? Tommy la coupa net en levant la main : « C’est exactement ça. Les affaires. » Et son regard avait retenu celui d’Eliza, comme s’il cherchait silencieusement à s’excuser pour ça. Un court instant, quelques secondes pas plus. Il reporta son attention sur Kimber ensuite. Lucy retira sa main de la sienne pour venir replacer ses cheveux, laissant une sensation glacée dans le creux de la main du Blinders. Peut-être qu’il aurait du jouer le jeu. Vite, il devait trouver un autre sujet de conversation. Faire diversion était nécessaire pour faire oublier ce petit moment de désaccord dans le couple si harmonieux qu’il était sensé former avec Lucy. « Chaque chose en son temps. Quand je serai un homme aussi accompli que vous, monsieur Kimber, sans doute pourrais-je envisager la question plus sereinement. » Oh, c’était parfait. Tommy se félicitait intérieurement d’être toujours plus lèche-botte. Kimber aimait tout particulièrement ce trait de caractère.

A côté de lui, Lucy s’était tendue. Tommy l’avait observé porter son verre à ses lèvres et en avaler une gorgée respectable. Il lui était reconnaissant d’avoir accepté de l’accompagner ce soir. Elle n’était pas obligée de subir toute cette mise en scène mais elle avait consenti à le faire… Pour lui. Et certainement pour avoir sa petite revanche sur Eliza. Si Tommy avait un peu plus d’égard pour les sentiments d’autrui, il aurait été accablé pour elle. Il ne l’était pas. Tout ce qui ressortait de ces échanges, c’était l’irritation de plus en plus forte que lui procurait Billy Kimber. Il était si hautain, si méprisant. Oh, il se sentait probablement bien supérieur au petit Shelby de Birmingham. Tant mieux. L’anéantir ne serait que plus jouissif. Tommy jouait le jeu, il faisait volontairement des courbettes et tendait l’autre joue à chaque nouvel affront. Lucy, elle, commençait à moins bien supporter la situation. Kimber dissimulait à peine ses véritables pensées. Eliza eut l’élégance de rattraper la rudesse de son fiancé, Tommy fut un peu plus conquis encore par l’attitude de l’élue de son coeur. C’était sûrement ce qu’il admirait le plus chez elle : sa capacité à se montrer digne peu importe les circonstances. Il l’avait vu sourire sans jamais défaillir au bras de Kimber, il la voyait aujourd’hui venir en aide à une femme qui s’approchait plus d’une rivale que d’une amie. « Bien sûr. » que le Blinders acquiesça en reprenant la main de sa prétendue conjointe dans la sienne. Le geste la fit légèrement sursauter de surprise et, finalement, elle retrouva le sourire radieux avec lequel elle était arrivée. Par ce simple contact, il avait réussi à calmer les ardeurs de sa compagne pour la soirée. Le stratagème de Tommy avait fonctionné. Il contrôlait la situation. Ou presque. S’il y avait bien quelque chose qu’il n’avait pas vu venir, c’est l’intégralité des desserts renversés sur Lucy par une des employées de la maison. Tommy avait du faire des efforts surhumains pour ne pas lever les yeux au ciel. Est-ce que cette soirée pouvait devenir plus grotesque encore ? Kimber avait vociféré des ordres, Eliza avait offert son aide à Lucy. Il n’y avait que Tommy qui était demeuré parfaitement silencieux. Il s’était transformé en spectateur d’une scène digne d’une pièce de théâtre comique. Lucy avait pâlit à la vue de sa robe, unique cadeau que lui avait fait le Blinders jusqu’alors, saccagée par la crème pâtissières des gâteaux. « Volontiers. Merci. » qu’avait répondu à contre-coeur Lucy en acceptant la proposition d’Eliza. Elle s’était levée à son tour, s’approchant d’Eliza pour mieux la suivre. Peut-être qu’elles finiront vraiment copines, avait pensé sarcastiquement Tommy avant de reporter son attention sur Kimber. Pourvu qu’elles ne soient pas longues. Si Tommy se retrouvait seul trop longtemps avec Kimber, il n’était pas certain de savoir se retenir de lui sauter à la gorge. Ce n’était pas le moment… Bientôt. Mais pas tout de suite. « J’aime autant terminé le repas sur un whisky. » que Tommy avait meublé pour dissiper le silence que l’absence des deux jeunes femmes avaient provoqué. « Merci pour votre hospitalité, monsieur Kimber. » Ses yeux trahissaient une certaine lassitude à laquelle Kimber ne serait pas sensible : l’homme était fin comme du gros sel. « Et merci, encore, pour votre confiance. » L’avantage d’avoir envoyé valser le reste du repas par terre, c’était que ce diner allait pouvoir se terminer plus tôt que prévu. Tant mieux. Tommy avait fort besoin d’une pause.

Pas le décevoir. Kimber lui lançait tant d’avertissements, que Tommy se doutait qu’il n’avait pas encore tout à fait gagné sa confiance. Sans doute que ce mariage était le moyen pour lui de s’assurer que les clébards Shelby étaient bien dressés. Il ne serait pas déçu. Tommy venait de saisir son verre dans sa main pour avaler une gorgée de son whisky, il n’eut pourtant pas le temps de porter le verre à sa bouche que les paroles de Kimber l’en empêchèrent. Il s’était crispé sur son verre qui devait être solide pour ne pas céder sous la pression des doigts de Tommy. Il allait le tuer. Les scénarios se multiplièrent dans l’esprit du Blinders. Tout ce qui se trouvait à portée de ses mains se transformaient en arme, de la simple fourchette à ses propres poings. Il avait baissé les yeux pour ne pas laisser apercevoir la fureur dans son regard. Tout était détestable dans le discours de Kimber. Eliza ne représentait guère plus qu’un faire-valoir à ses yeux, une jolie plante à exhiber pourvu qu’elle ne soit pas trop farouche. Ça aurait été sans doute plus supportable s’il l’avait sincèrement aimé. Mais Kimber n’avait rien de l’amoureux transit. Il aimait simplement son rôle de marionnettiste et il était absolument insupportable de savoir Eliza au bout de ses ficelles. Son trouble mit de longues secondes à se dissiper, un instant où Tommy eut tout le mal du monde à ne pas laisser ses pulsions primaires s’exprimer… Il l’aurait saigné, là, dans sa propre maison, sur son trône à la con. Elles auraient fait une drôle de tête, leurs dames, en revenant.
Mais Tommy avait un plan et il comptait bien s’y tenir. Il avait réprimé ses envies de folie meurtrière. Le whisky qu’il avala ensuite avait un goût aussi doux qu’amer de revanche inassouvie. « Nous serons invisibles. » que Tommy avait répondu de manière pondéré en esquissant un de ces sourires froids dont il avait le secret. Une bande de gitans à son mariage, Tommy se doutait que Kimber avait à coeur de ne pas trop les montrer. « Et vous serez parfaitement en sécurité… Tous les deux. » qu’il assura ensuite. Si ça sonnait comme une promesse il n’en était rien, Tommy ne faisait de promesse qu’à condition de les tenir. Il avait promis à Eliza que tout se passerait bien, c’était bien là la seule parole qu’il comptait honorer. Tommy ne releva pas l’agacement de Kimber quant à l’absence de leurs compagnes respectives. Quand elles étaient revenues, Tommy avait eu une impression de déjà vu. La scène lui rappelait curieusement celle qu’il avait surpris devant sa porte des semaines auparavant. Il devina donc que ça n’augurait rien de bon. Même cet imbécile de Kimber avait remarqué quelque chose. Eliza prétexta la fatigue, Tommy n’en crut pas un mot. Et c’était d’autant plus dur à croire qu’un sourire étrangement satisfait étirait les lèvres de Lucy. « C’est vraiment bien aimable de votre part. Merci. » Elle triomphait alors qu’Eliza s’effaçait. Tommy termina son whisky. « Peut-être devrions-nous vous laisser aller vous reposer ? Nous avons déjà suffisamment abusé de votre temps… » qu’avait suggéré Tommy, toujours en position basse. La vérité c’est qu’il avait largement eu sa dose pour ce soir et qu’il rêvait de voir ce diner se conclure au plus vite.  

Le repas avait enfin touché à sa fin. Tommy avait regagné l’aile des invités avec un certain soulagement. Soulagement qui fut de courte durée quand sa compagne d’un soir se mit à parler. Tommy avait fait tellement d’efforts pour entretenir une conversation ce soir-là, qu’il aurait préféré pouvoir se taire jusqu’à demain matin. Lucy, visiblement, n’était pas de cet avis. « Ce Kimber est un sacré connard. » Pour le coup, Tommy ne pouvait qu’être d’accord. Son expression trahissait sa grande lassitude. Ne pouvaient-ils pas simplement aller dormir ? « Je sais. » qu’il avait fini par répondre en s’avançant dans la chambre des invités. Lucy était déjà installée à la coiffeuse, retirant les bijoux de ses oreilles. A travers le miroir, ils soutinrent le regard l’un de l’autre. « J’aimerais bien savoir ce que tu fabriques avec ce type pour le laisser te parler comme ça… » Tommy avait enfoncé les mains dans les poches de son pantalon, haussant les épaules. « Rien. » L’agacement qu’avait procuré cette réponse à Lucy était palpable. Elle avait soupiré en faisant volte-face. « J’espère juste que ça en vaut le coup. » qu’elle avait soufflé en reprenant là où elle s’était arrêtée. Tommy en avait profité pour s’assoir sur le lit et retirer ses vêtements. La soirée avait été éprouvante, même si Tommy pouvait se réjouir d’en avoir obtenu une bonne nouvelle. En simple sous-vêtement, il s’était allongé sous les couvertures. Il fut suivi de près par Lucy qui se lova sous les draps à son tour, une expression bien différente sur le visage. Oh non. Tommy connaissait ce regard, il savait ce que ce sourire voulait dire. Il se pinça les lèvres alors qu’il sentait les mains de la jeune femme sur son torse. Elle s’était approchée et elle déposait des baisers tout le long de son cou. En apnée, l’air absent, Tommy se demanda s’il était préférable qu’il l’éconduise froidement ou qu’il prétexte quoi que ce soit pour prendre la poudre d’escampette. Il préféra la seconde option. La soirée avait été mouvementée pour Lucy aussi, il allait lui épargner un rejet aussi brutal. « J’ai oublié quelque chose. » Il avait attrapé les deux mains de Lucy pour les retirer de son torse et s’écarter d’elle. Il n’avait absolument rien oublié. Ce n’était pas son genre et, au regard de Lucy, elle ne l’avait pas cru non plus. Peu importe, il n’avait pas tenu à faire l’effort d’être cru. Il se serait montré plus convaincant autrement. Lucy était libre d’en faire les conclusions qu’elle voulait. Il avait enfilé son pantalon et était sorti comme un voleur.
Même aussi calme, Tommy détestait cette maison. Il ne pouvait loger ici sans se demander ce qu’il advenait d’Eliza pendant ce temps-là. Dormait-elle ? C’était sans doute l’hypothèse qu’il préférait… Celle qu’elle soit occupée avec Kimber lui donnait des envies de meurtre. Il aimerait donc ne pas y penser mais… c’était impossible. S’il se montrait suffisamment discret, il pourrait peut-être glaner quelques informations. Un peu d’espionnage, ce serait toujours mieux que d’être assailli par Lucy. Mais, comme si le destin trouvait toujours un moyen de les rassembler, Tommy ne tarda pas à se retrouver sur la route d’Eliza. L’ombre d’un sourire eut à peine le temps de s’installer sur le visage du Blinders qu’elle fut déjà dissipée par l’autorité de la dame. Elle était donc encore fâchée. Est-ce que cela voulait dire qu’elle pensait vraiment ce qu’elle avait dit ? C’était juste… une mauvaise idée ? La barrière du vouvoiement, le ton d’Eliza… Tout laissait penser que Tommy avait été à son tour éconduit. « J’ai pourtant l’impression d’avoir fait preuve de suffisamment de convenance ce soir. Peut-être pourriez-vous me pardonner cet écart. » Ou lui pardonner tout court, qu’il s’était retenu de dire. Tommy faisait référence au nombre de fois impressionnant où il s'était conduit comme un parfait petit soldat plutôt que de se révolter contre Kimber. Le sermonnait-elle de cette façon par vengeance ? La détestable personne qu’est Kimber avait-elle fini par déteindre sur sa fiancée ? « Vous portez-vous volontaire pour m’aider à trouver le sommeil ? » qu’il demanda avec une malice qui rappelait la complicité qu’ils avaient partagée, sous-entendant qu’il souffrait simplement d’insomnie. La vérité était plus complexe.