La douceur des doigts d’Eliza contre la joue de Tommy lui arracha un frisson. Un très subtil tressaillement qui aurait pu traduire de l’impatience ou de l’énervement mais qui, en réalité, n’était qu’amour et envie. Il la voulait. Peu importe ses peurs, peu importe Kimber. Il était tellement déterminé que ces quelques paramètres avaient l’air à ses yeux que de simples formalités. Pas grand chose. Trois fois rien. Et si elle l’écoutait, elle verrait les choses de la même manière. Mais elle ne l’écoutait pas. Tommy avait cette désagréable sensation que personne l’écoutait jamais, qu’il avait encore tout à prouver. Il hocha doucement la tête lorsqu’elle énonça qu’elle ne supporterait pas de le perdre. Il le comprenait. Il n’y avait rien de plus effrayant aux yeux du Shelby que de perdre un être cher. Ses frères, sa soeur, sa tante… Et, propulsée en tête de liste, Eliza. Ils étaient bien sa seule faiblesse, lui qui se voulait intrépide. Ses yeux dans les siens, il n’esquissa pas un seul geste quand elle fit remarquer son entêtement. La mort… Il la frôlait de temps en temps. Etait-ce seulement un moyen pour lui de se sentir vivant ? Absolument pas. C’était devenu banal, une partie intégrante de son quotidien. La vérité, c’est qu’il ne se sentait jamais aussi vivant qu’au contact de la douce Wellington et, pour ce sentiment-là, il ne reculerait effectivement devant rien. Et son coeur était venu tambouriner contre sa cage thoracique alors qu’il écoutait la déclaration d’Eliza. C’était impossible mais elle était venue lui prendre ce baiser qu’il avait tant espéré pouvoir lui donner. Tendre d’abord, presque chaste, avant que tous les sens du Blinders ne se mettent en éveil et qu’il accélère la cadence de leur échange. Une de ses mains était montée jusque sur la joue d’Eliza, l’autre pressait son corps contre le sien. Il avait l’impression d’avoir attendu ça une éternité. Peut-être que c’était le cas ? S’il n’était plus en mesure de réfléchir, il comprenait néanmoins à quel point ça semblait urgent. Elle l’aimait. Malgré la noirceur de son être qu’elle avait déjà aperçue, elle l’aimait. Galvanisé par cette révélation, Tommy avait fait reculer la bourgeoise dans la pièce jusqu’à ce qu’il trouve une table qui puisse l’accueillir. Sans jamais quitter ses lèvres, il la souleva pour s’y installer et se lover dans le creux de ses cuisses. Il n’avait pas dit un mot et, à vrai dire, il n’en avait plus l’intention.

La volute de fumée qui s’échappait de la cigarette de Thomas Shelby planait au dessus de sa tête alors qu’il donnait pour la dernière fois ses recommandations aux hommes formant les Peaky Blinders. Le plan était précis. Le Blinders avait eu le temps de le ficeler jusque dans les moindres détails. En dehors des quartiers du gang de Birmingham, le soleil commençait à peine son ascension dans le ciel triste de l’Angleterre. Il était tôt mais la manoeuvre demandait des hommes parfaitement briefés, prêts à toute éventualité. Il n’y avait pas de place pour l’erreur. Cette fois, il n’était pas seulement question d’affaires… Tommy était fou d’amour, prêt à tout pour sa belle qui lui manquait depuis qu’ils avaient débuté leur liaison. Si tout se passait bien, elle serait sienne aujourd’hui. Enfin. « Il ne doit rien arriver à la mariée. » Tommy passait en revue la dizaine de paires d’yeux qui étaient braquées sur lui. Il n’avait pas besoin de les menacer, son simple regard suffisait. Ils savaient. « Ni à sa famille. » qu’il rajouta, soupirant cette fois. Une précaution qu’il n’exigeait que pour les beaux yeux d’Eliza. En ce qui le concernait, sa famille pouvait tout aussi bien disparaitre de la surface de la Terre que ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Il avait déjà compris que la famille Wellington serait un éternel obstacle à l’histoire passionnelle qui brulait de vivre avec Eliza. Seulement il lui avait promis que tout irait bien et il comptait bien s’y tenir. Ecrasant sa cigarette dans un cendrier, Tommy marqua une pause. Son coeur, parfaitement camisolé dans sa cage thoracique en temps normal, s’emballait par moment à l’idée exultante qu’il se rapprochait d’un but fixé il y a des mois et des mois de cela. Sa mâchoire se crispait à chaque fois qu’il devait contenir son excitation. Il restait malgré tout parfaitement impassible. Il était plus prêt que jamais. « Quelqu’un a des questions ? » qu’il demanda, plus par politesse que par réelle envie de devoir réexpliquer quoi que ce soit. La main d’Arthur se leva et Tommy ne put réprimer un autre soupir de franchir la barrière de ses lèvres. « Oui, Arthur ? » Et intérieurement, il espérait sincèrement que cette intervention soit au moins constructive ce dont il doutait toujours avec son ainé. « C’est quoi le truc avec la femme de Kimber au juste ? » Evidemment. Tommy s’était toujours gardé de dévoiler quoi que ce soit au sujet de son affection pour Eliza. Il n’était pas du genre à faire l’étal de ses sentiments en public. Ni même tout court. Ses frères ou n’importe quel Peaky Blinders, aussi proches soient-ils, ne faisaient pas exception. « Elle est innocente. On ne s’en prend pas à des innocents. » qu’il déclara sur un ton imperturbable mais qui n’avait pas convaincu le plus malin de ses frères, John. Tommy le voyait à son regard. « Très bien messieurs, à part si quelqu'un a une autre futilité à soulever, nous allons pouvoir nous mettre en chemin. » Et la journée s’annonçait longue et laborieuse.

C’était tout ce qu’il détestait. L’église, la foule de gens, les bons sentiments. Tommy était bien content de ne pas faire parti des invités. Il était bien mieux à son poste de garde rapproché. La vue d’Eliza dans sa robe de mariée lui avait cependant arraché un bref regard admiratif. Ce qu’elle était belle. Le destin qu’on lui avait choisi était une insulte à une telle grâce. Heureusement, Tommy était résolu à redistribuer les cartes. Après cette opération, Eliza serait de la nouveau la maitresse de sa destinée. Il attendait de pouvoir son signal au reste de son escouade. Il avait prévu juste après qu’Eliza dise oui pour qu’elle n’ait pas à l’embrasser pour sceller leur union devant Dieu. Quelle ne fut pas sa surprise alors quand cette dernière refusa. Non. Ce simple mot avait claqué dans l’air comme le bruit d’un revolver. L’audace, pensa Tommy plus admiratif que jamais. Eliza répéta, affirmant mot pour mot qu’elle refusait ce mariage. Il ne fallut pas une seconde de plus à Tommy pour tirer une balle qui vint éclater l’un des vitraux de l’église, donnant l’alerte au reste des Blinders resté à l’extérieur et semant immédiatement la zizanie. Les gens commençaient à courir de partout, s’arrêtaient devant les armes des soldats de Tommy. « By order of the Peaky Blinders ! » La lutte qui commença entre les hommes de Kimber et les siens ne l’intéressait que très peu, Tommy était en route vers son seul objectif : Kimber. Il tenait ce foutu salopard sur lequel il braquait son arme, ignorant pour l’instant Eliza pour évoluer dans sa seule direction. « Puisque nous sommes dans une église, je te fais une faveur… Un dernier mot ? » qu’il articula, sifflant comme un serpent, alors qu’il posait le canon sur le front de son adversaire de toujours.

Tommy avait pressé la détente. Avec un réel sadisme, ignorant totalement les dernières insultes profanées à son égard par son rival de toujours. Ainsi disparaissait Billy Kimber, rayé de la carte par un de ces gitans qu’il a toujours tant méprisé. Si Tommy allait le rejoindre en enfer ? Si un tel endroit existait, il n’en doutait pas une seule seconde. L’agitation dans l’église ne le perturbait pas, trop occupé à admirer le spectacle satisfaisant d’un Kimber baignant dans son propre sang. Il ne put étendre sa contemplation qu’à quelques secondes seulement, le devoir le rappelant à l’ordre. Il avait d’autres hommes à abattre et les siens à protéger. Eliza devra attendre et le criminel n’eut même pas le loisir de lui adresser un seul regard. La vérité, c’est qu’il n’y avait pas pensé. Il était différent, transformé par la haine et le sang qui coulait sur ses mains. Dangereux. Cruel. Sanguinaire. Tommy tenait sa vengeance et il ne ferait pas de quartier. C’était comme ça qu’il avait décidé d’acquérir du pouvoir, en écrasant quiconque se dressera sur son chemin. Le reste de la rixe lui avait paru être une véritable balade de santé. Sous l’effet de l’adrénaline d’avoir vaincu un rival, le Blinders infligeait ses sévices comme si ça ne lui demandait aucun effort. C’était jouissif et ce n’était qu’une fois que l’église avait fini totalement saccagée que Tommy sembla retrouver un minimum de lucidité. Et pour peu, il se serait presque mis à paniquer. « Elle est où ? » A l’extérieur de l’église et encore sur le qui-vive, le gangster s’était allumé une cigarette. Son regard se promenait partout autour de lui. Les invités avaient tous désertés, certains des hommes de Kimber aussi. Les autres étaient blessés. Ou morts. C’était étrangement calme si on ignorait le gémissement de certains blessés. Et Tommy savait parfaitement les ignorer. Tout ce qu’il voulait savoir, c’était où se trouver Eliza. « Tu parles de l’innocente mariée ? » John ricana, Tommy le transperça du regard. « Aucune idée. » Elle aurait pu fuir elle aussi, se mettre à l’abri, mais le Blinders avait un mauvais pressentiment. Le sentiment de victoire laissa place à la panique alors qu’il lâchait sa cigarette pour se précipiter à l’intérieur de nouveau. Il ferait mieux de partir avant que la police arrive mais il ne pouvait pas. Pas sans savoir si Eliza était encore là. Et elle n’avait pas quitté la place où il l’avait vu pour la dernière fois avant de descendre Kimber. Sur l’autel, un homme dans les bras, maculée de sang. Son sang ? En quelques grandes enjambées, il l’avait rejoint. « Tu vas bien ? » qu’il avait demandé, sincèrement soucieux, en se jetant sur ses genoux à ses côtés. « T’es pas blessée ? » qu’il répéta alors qu’il baissait le regard sur l’homme qu’elle serrait contre elle. Son frère. Tout ce sang sur elle, c’était celui de son frère. Tommy soupira. Il n’avait pas tenu sa promesse mais elle allait bien. « Les secours sont sans doute déjà en route, je… Ça va aller, Eliza. Ils vont le soigner. » Et Tommy aurait bien dit plus mais il avait entendu la voix du plus vieux de ses frères depuis l’autre bout de l’église : « Tom, la flicaille arrive, faut se barrer d’ici ! » Putain. Il s’était déjà redressé, prêt à fuir sa scène de crime. « Ça va aller. » qu’il avait répété plus pour lui-même que pour Eliza avant de prendre la poudre d’escampette sans même se retourner.

Avant de subir une confrontation compliquée avec les forces de l’ordre, les Peaky Blinders avaient fuit leur scène de crime. Au volant de la voiture, ses frères à ses côtés, Tommy était muré dans le silence. Ses frères, eux, se vantaient de leurs exploits. Il aurait aimé partager leur joie mais toute satisfaction semblait l’avoir quitté. Il ne disait rien mais, petit à petit, il montait en pression. Il était en colère. Il avait fait une promesse à la femme qu’il aimait et il n’avait pas su la tenir. A ses yeux, le frère de sa belle n’était qu’un dommage collatéral insignifiant mais pour Eliza… Il avait bien vu à quel point elle était choquée. Il aurait aimé rester près d’elle. La rassurer. Essayer en tout cas. Menacer de mort chaque médecin qu’ils auraient croisé si jamais la blessure de son frère n’était pas maitrisée au plus vite. Mais il n’avait pas pu. Eliza ne pourrait pas compter sur lui. Pas pour le moment et ce simple constat le plongea dans une colère noire. De ses deux mains, Tommy frappa le volant en hurlant : « Il ne devait RIEN arriver à Eliza, ni à sa famille. Son PUTAIN de frère s’est pris une balle et vous êtes là à vous gargariser alors que vous avez pas su respecter UNE putain de consigne ?! » Silence dans la voiture. Il était injuste. Il le savait au fond de lui. Perdre des hommes, c’était inévitable. Chaque bataille avait son lot de sacrifices, Tommy en était pleinement conscient. Mais cette promesse qu’il lui avait fait… Elle lui revenait en tête. Encore et encore. Il avait échoué. Serait-il alors encore digne de son intérêt ? Ce petit dérapage avait au moins eu le mérite de faire relâcher la pression à Tommy. Il souffla, ignorant volontairement les regards que se lançaient ses frères. Ils étaient sans doute un peu plus éclairés sur la situation désormais mais ils avaient néanmoins eu l’intelligence de ne poser aucune question.
Ce n’était que des heures après que Tommy put se rendre à l’hôpital. Il était le même. La perspective d’avoir tué une flopée de gens l’après-midi même n’avait aucune incidence sur qui il était. Son âme était déjà sombre et si elle s’était un peu plus assombrie encore, c’était imperceptible. Eliza, elle, avait l’air tellement différente. Adossée à un mur, le Blinders l’avait observé quelques instants de loin. Pensait-elle seulement à ce mariage dont il l’avait sauvé ? Tommy en doutait et, bientôt, il en eut la certitude. Avec une brutalité qu’il ne lui connaissait pas, Eliza l’avait giflé sitôt qu’elle l’avait remarqué et rejoint. Une fusillade ne l’avait pas ébranlé mais une baffe de l’être aimé ? Un cocktail d’émotions submergea le criminel. Humiliation. Incompréhension. Colère. Son regard, resté jusqu’alors fixé au sol, accrocha celui d’Eliza. Elle l’avait giflé. Elle avait osé quand n’importe qui d’autre aurait eu peur d’y perdre la vie. Tommy visualisait parfaitement la scène. Il l’attraperait par le cou, la serrerait suffisamment fort pour que ce soit inconfortable mais pas assez pour qu’elle soit privée d’air, et il lui profanerait enfin sa plus belle menace. « Et comment te sens-tu après cette claque pacifiste ? Mieux ? » Un rictus mauvais passa sur son visage, il l’effaça d’un geste de la main. Ça avait été plus fort que lui. Il n’avait pas rétorqué par la violence mais il n’avait pas laissé passer l’affront aussi facilement que ça pour autant. Il lui avait fallu quelques secondes pour reprendre plus calmement : « Crois-le ou non, je suis venu en paix. Comment va-t-il ? » Et il avait serré la mâchoire, conscient que les nouvelles ne seraient pas réjouissantes.